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À ces mots, Susannah s’agita, parut sur le point de dire quelque chose, mais se contenta de finir son café puis reprit sa position d’écoute.

— Mais s’il leur plaisait de mettre la main sur cette jeune femme et ce garçon, pistolero, ils vendraient leur âme au diable pour avoir le gamin.

Jake se pencha et se remit à caresser la fourrure d’Ote. Roland lut ses pensées sur son visage : il progressait de nouveau sous les montagnes, c’était une reprise des Lents Mutants.

— Quant à toi, ils te tueraient sans autre forme de procès, conclut Tantine Talitha, car tu es un pistolero, un homme hors de son temps et de son lieu, ni chair ni poisson, et sans utilité aucune pour l’un ou l’autre camp. En revanche, on peut capturer un adolescent, se servir de lui, le dresser à se rappeler certaines choses et à oublier toutes les autres. Tous ont perdu de vue le motif de leur combat ; le monde a changé depuis lors. À présent, ils combattent au son de leurs horribles roulements de tambour, certains encore relativement jeunes, la plupart assez âgés, comme nous autres, pour somnoler dans un rocking-chair, tous des monstres stupides qui ne vivent que pour tuer et ne tuent que pour vivre. (Elle marqua une pause.) Maintenant que vous nous avez écoutés jusqu’au bout, nous autres vieux butors, reprit-elle, ne vous paraît-il pas qu’il vaudrait mieux éviter Lud et les laisser à leurs affaires ?

Avant que Roland eût eu le loisir de répondre, Jake prit la parole et dit d’une voix claire et ferme :

— Dites-nous ce que vous savez au sujet de Blaine le Mono. Parlez-nous de Blaine et de Bob le Mécano.

11

— Bob le quoi ? demanda Eddie.

Jake l’ignora, continuant de fixer les vieillards.

— La voie est là-bas, répondit enfin Si. (Il pointa l’index dans la direction de la Send.) Un rail unique, juché sur un socle d’une pierre faite par la main de l’homme, comme en utilisaient les Anciens pour édifier leurs rues et leurs murs.

— Un monorail ! s’exclama Susannah. Blaine le Monorail !

— Blaine est peine, marmonna Jake.

Roland lui jeta un coup d’œil, mais ne dit mot.

— Ce train roule-t-il encore ? demanda Eddie à Si.

Celui-ci secoua lentement la tête. Il avait l’air gêné et troublé.

— Nenni, mon jeune monsieur… De mon temps, cependant, et de celui de Tantine Talitha, si. À l’époque où on était tout gosses et où la guerre de la cité gagnait rapidement du terrain. On l’entendait avant de le voir — un vrombissement bas, un bruit comme on en entend parfois quand couve un violent orage d’été — un orage chargé d’éclairs.

— Si fait, dit Tantine Talitha, l’expression perdue et rêveuse.

— Puis il arrivait, Blaine le Mono, étincelant dans le soleil, avec son nez pareil à l’une des balles de votre revolver, Pistolero. Il mesurait peut-être deux roues de long. Ça paraît impossible, je sais, et peut-être que ça l’était (nous étions des gamins, souvenez-vous, et cela fait une différence), mais je persiste à croire que c’était vrai, car, quand il déboulait, il semblait filer le long de l’horizon tout entier. Rapide, trapu et envolé avant qu’on puisse l’observer dans le détail.

« Quelquefois, les jours où le temps était infect et l’air stagnant, il hurlait comme une harpie quand il déboulait de l’ouest. Parfois, il surgissait de la nuit, projetant une longue lumière blanche devant lui, et ce hurlement nous réveillait tous. C’était comme les trompettes qui, paraît-il, feront se lever les morts de leurs tombes à la fin du monde, oui, pareil.

— Parle-leur du tonnerre, Si ! dit Bill — ou Till — d’une voix qu’un respect mêlé de crainte faisait trembler. Raconte-leur le tonnerre impie qui suivait toujours !

— Si fait, j’y venais, répondit Si avec un rien de contrariété. Après son passage, le silence régnait pendant quelques secondes… parfois une minute, peut-être… puis il y avait une explosion qui secouait les planches et jetait les tasses à bas des étagères et parfois même faisait voler en éclats les carreaux des fenêtres. Mais nul n’a jamais vu d’éclair ni de feu. C’était comme une explosion dans le monde des esprits.

Eddie donna une tape sur l’épaule de Susannah ; quand la jeune femme se tourna vers lui, sa bouche forma silencieusement les mots : Bang supersonique. C’était dingue — à sa connaissance, aucun train n’allait plus vite que la vitesse du son —, mais c’était la seule hypothèse plausible.

Susannah hocha la tête et reporta son attention sur Si.

— C’est la seule machine faite par les Grands Anciens que j’aie jamais vue fonctionner de mes propres yeux, dit-il d’une voix douce, et si ce n’était pas là l’œuvre du diable, c’est que celui-ci n’existe pas. La dernière fois que je l’ai vue, c’était le printemps où j’ai épousé Mercy, et ça doit bien remonter à soixante ans.

— Soixante-dix, rectifia Tantine Talitha avec autorité.

— Et ce train pénétrait dans la cité, dit Roland, venant par le chemin que nous avons nous-mêmes emprunté… de l’ouest… de la forêt.

— Si fait, approuva une nouvelle voix de manière inattendue, mais il y en avait un autre… Un qui sortait de la cité… et qui peut-être marche encore.

12

Tous se retournèrent. Mercy se tenait près d’un parterre de fleurs, entre l’arrière de l’église et la table autour de laquelle ils étaient assis. Elle se dirigea à pas lents vers la direction d’où venaient leurs voix, les mains tendues devant elle.

Si se mit gauchement debout, se hâta tant bien que mal vers elle et lui prit la main. Mercy glissa son bras autour de la taille de son mari, et tous deux se figèrent, figurant le plus vieux couple du monde.

— Tantine t’a dit de prendre ton café à l’intérieur !

— J’ai fini mon café il y a belle lurette, rétorqua Mercy. C’est un breuvage amer, je le déteste. En outre… je désirais entendre la conversation. (Elle leva un doigt tremblant et le pointa en direction de Roland.) Je voulais entendre sa voix. Elle est claire et légère, pour sûr.

— J’implore votre pardon, Tantine ! s’écria Si, considérant l’Ancienne avec un regard légèrement craintif. Mercy n’en a toujours fait qu’à sa tête, et les années ne l’ont pas bonifiée.

Tantine Talitha jeta un coup d’œil à Roland. Celui-ci hocha le menton de façon quasi imperceptible.

— Qu’elle vienne se joindre à nous, ordonna Talitha.

Si guida Mercy jusqu’à la table en ronchonnant. Mercy, l’aveugle, fixait un point au-delà de l’épaule de son mari, la bouche pincée, l’air intraitable.

Quand Si l’eut fait asseoir, Tantine Talitha se pencha sur ses avant-bras.

— As-tu quelque chose à dire, vieille sœur, ou est-ce seulement histoire de causer ?

— J’entends ce que j’entends. Mon ouïe n’a rien perdu de son acuité, Talitha… Elle s’est même aiguisée !

Roland fourra un moment la main dans sa ceinture. Quand il la remit sur la table, il tenait une cartouche entre ses doigts. Il la lança à Susannah, qui l’attrapa au vol.

— Vraiment, sai ? dit-il.

— Suffisamment, rétorqua Mercy en se tournant vers lui, pour savoir que vous venez de jeter quelque chose. À votre femme, je pense — celle qui a la peau foncée. Un objet de petite taille. Qu’était-ce, pistolero ? Un biscuit ?