Sa voix trembla et se brisa sur le dernier mot.
Roland se releva, s’inclina et se tapota la gorge.
— Grand merci, sai.
Talitha lui rendit sa révérence sans mot dire. Des larmes, à présent, sillonnaient ses joues.
— Prêts ? demanda Roland.
Eddie acquiesça par un hochement de tête. Il craignait que sa voix ne trahît son émotion.
— Très bien, dit Roland. Allons-y.
Ils descendirent ce qui restait de la Grand-Rue, Jake poussant le fauteuil de Susannah. Comme ils dépassaient le dernier édifice (NÉGOCE ET BOURSE, disait l’enseigne défraîchie), le garçon se retourna. Les vieilles gens étaient toujours rassemblées près du poteau indicateur, une poignée d’êtres humains abandonnés au cœur de la plaine vaste et vide. Il leva la main. Jusqu’alors, il avait réussi à faire bonne figure, mais quand plusieurs vieillards — Si, Bill et Till, entre autres — levèrent la main en retour, il éclata en sanglots.
Eddie lui entoura les épaules de son bras.
— Ne ralentis pas, mon vieux, l’exhorta-t-il d’une voix manquant d’assurance. C’est le seul moyen.
— Ils sont si vieux ! sanglota Jake. Comment pouvons-nous les abandonner ainsi ? Ce n’est pas juste !
— C’est le ka, répondit Eddie sans réfléchir.
— Ah oui ? Eh bien, le ka, c’est ca… caca et compagnie !
— Hypermerdique, ouais, acquiesça Eddie qui n’en poursuivit pas moins sa route.
Jake l’imita et ne se retourna plus. Il avait peur de les voir encore là, plantés au milieu de leur bourgade oubliée, suivant Roland et ses amis des yeux jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue. Et il ne se serait pas trompé.
Ils avaient parcouru douze kilomètres à peine quand le ciel commença à s’assombrir et que le soleil couchant embrasa l’horizon occidental d’un flamboiement orange. Jake et Eddie allèrent ramasser du bois dans un bosquet d’eucalyptus proche.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi nous ne sommes pas restés, dit Jake. La femme aveugle nous a invités, et nous n’avons guère fait de route. Je me suis tellement empiffré que je me traîne comme un canard.
Eddie sourit.
— Moi aussi. Et tu sais quoi ? Ton bon ami Edward Cantor Dean se réjouit à la perspective de la longue halte pépère qu’il va faire demain parmi ces arbres dès potron-minet. Tu ne peux te figurer à quel point j’en ai ma claque de bouffer de la viande de cerf et ces saloperies de crottes de lapin. Si tu m’avais dit il y a un an que couler un bronze serait l’orgasme de ma journée, je t’aurais ri au nez !
— Ton deuxième prénom est vraiment Cantor ?
— Ouais, mais je te saurais gré de ne pas aller le crier sur les toits.
— Promis, juré ! Pourquoi ne sommes-nous pas restés, Eddie ?
Eddie soupira.
— Parce qu’on se serait rendu compte qu’il leur fallait du bois de chauffage.
— Hein ?
— Et une fois qu’on serait allés leur chercher du bois, on se serait aperçus qu’il leur fallait aussi de la viande fraîche, parce qu’ils nous avaient offert la dernière qu’il leur restait. Et on aurait été de fieffés salauds si l’on n’avait pas remplacé ce qu’on avait boulotté, pas vrai ? Surtout quand on a des flingues et que quatre ou cinq arcs ou flèches cinquantenaires constituent sans doute tout leur arsenal. On serait donc allés chasser pour eux. Dans l’intervalle, il aurait fait nuit une fois de plus, et, le lendemain matin, Susannah aurait dit qu’on devait au moins faire une ou deux réparations avant de partir — oh, pas aux abords de la bourgade, ç’aurait risqué d’être dangereux, mais peut-être dans l’hôtel, ou quel que soit le nom de l’endroit où ils crèchent. Seulement quelques jours, et qu’est-ce que quelques jours, pas vrai ?
Roland se matérialisa hors des ténèbres. Il se déplaçait avec son flegme habituel, mais semblait las et préoccupé.
— J’ai cru que vous étiez tombés dans une fondrière, tous les deux.
— Non. Je racontais juste à Jake les faits tels que je les vois.
— Et puis après, où aurait été le problème ? demanda Jake. Ce bidule, cette Tour Sombre, se dresse là où elle est depuis un bail, non ? Elle ne va pas déménager, hein ?
— Quelques jours, puis quelques autres, puis d’autres encore. (Eddie observa la branche qu’il venait de ramasser et la rejeta avec dégoût. Voilà que je me mets à parler comme lui, pensa-t-il. Et pourtant, il savait qu’il ne faisait que dire la vérité.) Peut-être qu’on aurait vu que leur source s’envasait, et ça n’aurait pas été poli de nous tirer avant d’avoir creusé. Mais pourquoi en rester là quand on pourrait encore prolonger de quinze jours pour construire une roue hydraulique, hein ? Ils sont vioques, et puiser de l’eau n’est pas plus leur truc que chasser le bison. (Eddie lança un coup d’œil à Roland, et sa voix se teinta de reproche.) Je vais vous dire… quand j’imagine Bill ou Till traquant un troupeau de bisons sauvages, j’en ai la chair de poule.
— Ils l’ont fait pendant longtemps, dit Roland, et ils pourraient nous en remontrer dans plus d’un domaine. Ils se débrouilleront. En attendant, occupons-nous du bois ; la nuit promet d’être froide.
Mais Jake n’en avait pas fini. Il scrutait Eddie, l’œil sévère.
— Tu es en train de dire qu’on ne pourrait jamais faire assez pour eux, c’est ça ?
Eddie avança la lèvre inférieure et souffla une mèche de cheveux de son front.
— Pas tout à fait. Je dis qu’il ne serait jamais plus facile de partir que ça ne l’a été aujourd’hui. Plus dur, peut-être, mais pas plus facile.
— N’empêche, tout ça n’est pas juste !
Ils rejoignirent l’endroit qui, une fois le feu allumé, deviendrait un campement parmi d’autres sur la route de la Tour Sombre. Susannah s’était extirpée de son fauteuil et, couchée sur le dos, les mains derrière la nuque, contemplait les étoiles. Elle s’assit et se mit à disposer le petit bois ainsi que Roland lui avait appris à le faire des mois plus tôt.
— C’est telles que sont les choses que c’est juste, dit Roland. Si tu regardes trop longtemps les détails, Jake — les menus riens qui sont sous ton nez —, tu risques de perdre la vue d’ensemble. Les choses vont à vau-l’eau ; elles vont mal, et de mal en pis. Nous le constatons partout autour de nous, mais les réponses sont encore à venir. Tandis que nous aiderions les vingt ou trente habitants de River Crossing, vingt ou trente mille autres personnes souffriraient ou mourraient peut-être ailleurs. Et s’il est un lieu dans l’univers où ces choses peuvent être remises d’aplomb, c’est à la Tour Sombre.
— Pourquoi ? Comment ? demanda Jake. Cette Tour, c’est quoi, au fait ?
Roland s’accroupit près du foyer que Susannah avait disposé, sortit sa pierre à briquet et fit jaillir des étincelles dans le petit bois. Bientôt, des flammes minuscules grandirent parmi les brindilles et les poignées d’herbe sèche.
— Ce sont des questions auxquelles je ne peux répondre, dit-il. Je regrette.
Réponse extrêmement futée, songea Eddie. Roland avait dit : Je ne peux répondre… Ce qui n’était pas la même chose que : Je ne sais pas. Loin s’en fallait.