Forte de cette intuition nouvelle, Susannah comprit avec quelle intelligence le Pistolero les avait manipulés depuis l’horrible matin dans l’anneau de parole. Chaque fois qu’ils avaient voulu aborder un sujet de conversation qui eût abouti à un échange de vues — et quoi de plus naturel eu égard au « tirage » cataclysmique et inexplicable que chacun d’eux avait vécu ? — , Roland s’était empressé d’intervenir pour changer le cours de la conversation avec tant de doigté que tous (elle y comprise, qui avait passé près de quatre ans immergée jusqu’au cou dans le mouvement pour les droits civiques) n’y avaient vu que du feu.
Susannah crut deviner ce qui motivait le Pistolero — il voulait donner à Jake le temps de guérir. Mais comprendre ses mobiles ne changeait rien aux sentiments — étonnement, amusement, dépit — qu’éprouvait la jeune femme devant le brio avec lequel le Pistolero les avait roulés dans la farine. Elle se rappela quelque chose qu’Andrew, son chauffeur, avait dit peu avant que Roland ne l’eût entraînée dans ce monde-ci, à savoir que le président Kennedy était le dernier pistolero du monde occidental. Elle s’était fichue de lui, à l’époque, mais à présent elle croyait comprendre qu’il y avait beaucoup plus de J.F.K. dans Roland que de Matt Dillon. Si Roland, à son sens, ne possédait guère l’imagination de Kennedy, en ce qui concernait le charme… le dévouement… le charisme…
Et la ruse, pensa-t-elle. N’oublie pas la ruse.
Elle éclata de rire et en fut la première surprise.
Roland, assis en tailleur, se tourna vers elle, haussant le sourcil.
— Quelque chose de drôle ?
— Très. Dis-moi… combien de langues parles-tu ?
Le Pistolero réfléchit.
— Cinq, finit-il par répondre. Je parlais à la perfection les dialectes sellians, mais j’ai peur d’avoir tout oublié, excepté les jurons.
Susannah rit encore. Un son gai, de pur ravissement.
— Tu es un renard, Roland ! Un renard, ah oui !
Jake prit l’air intéressé.
— Dis un juron en strelleran.
— En sellian, le corrigea Roland.
Il se tut une minute, puis marmonna quelque chose dans un grasseyement rapide ; pour Eddie, ce fut un peu comme s’il se gargarisait avec un liquide très épais — du café vieux d’une semaine, par exemple. Roland sourit en le proférant.
Jake lui rendit son sourire.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Roland entoura un moment de son bras les épaules du garçon.
— Que nous avons à discuter de pas mal de choses.
— Ouais, ça ne m’étonne pas, fit Eddie.
— Nous sommes un ka-tet, commença Roland. En d’autres termes, un groupe d’individus liés par le destin. Les philosophes de mon pays affirmaient que seules la mort ou la trahison pouvaient rompre un ka-tet. Mon grand Maître, Cort, prétendait pour sa part que, puisque la mort et la trahison sont elles aussi des rayons de la roue du ka, une telle union ne saurait jamais être brisée. À mesure que les années passent et que croît mon expérience, j’adhère de plus en plus à la façon de voir de Cort.
« Chaque membre d’un ka-tet est semblable à une pièce de puzzle. Prise isolément, chacune est un mystère, mais une fois assemblées, toutes forment une image… ou une partie d’une image. Il faut parfois beaucoup de ka-tets pour parachever une image. Ne soyez pas surpris en découvrant que vos vies se touchent d’une façon que vous ne soupçonniez pas jusqu’alors. Ainsi, chacun de vous trois est capable de connaître les pensées des deux autres…
— Quoi ? brailla Eddie.
— C’est la vérité. Vous partagez si naturellement les pensées les uns des autres que vous n’en avez jamais pris conscience, mais le fait est. Il est indéniablement plus facile pour moi de m’en rendre compte, parce que je ne suis pas membre à part entière de ce ka-tet — sans doute parce que je n’appartiens pas à votre monde — et ne puis donc partager complètement ce don. Mais je peux vous envoyer des pensées. Susannah, tu te rappelles quand nous étions dans l’anneau de parole ?
— Oui. Tu m’as dit de lâcher le démon à ton signal. Sauf que tu ne t’es pas exprimé à haute voix.
— Eddie… tu te souviens quand on était dans la clairière de l’ours et que la chauve-souris métallique a fondu sur toi ?
— Oui. Tu m’as dit de me baisser.
— Il n’a pas ouvert la bouche, Eddie, intervint Susannah.
— Si ! Tu as crié ! Je t’ai entendu, mec !
— J’ai crié, d’accord, mais dans ma tête. (Le Pistolero se tourna vers Jake.) Tu te souviens, dans la maison ?
— Quand la lame de parquet sur laquelle je tirais ne venait pas, tu m’as dit d’essayer celle d’à côté. Mais si tu ne sais pas lire dans les pensées, Roland, comment pouvais-tu deviner dans quel pétrin j’étais ?
— J’ai vu. Je n’ai rien entendu, mais j’ai vu… à peine, comme par une vitre sale. (Il embrassa le trio du regard.) Cette proximité, cette aptitude à partager les pensées s’appelle le khef, un mot qui a beaucoup d’autres sens dans la langue originelle du vieux monde… Eau, naissance, force vitale n’en sont que trois parmi d’autres. Soyez-en conscients. C’est tout ce que je vous demande pour l’instant.
— Comment peut-on être conscient d’un truc auquel on ne croit pas ? demanda Eddie.
Roland sourit.
— Il suffit de garder l’esprit ouvert.
— Ça, c’est dans mes cordes.
— Roland ? (C’était Jake.) Penses-tu qu’Ote puisse faire partie de notre ka-tet ?
Susannah sourit, mais pas Roland.
— Je n’en ai aucune idée pour l’heure… mais je te le dirai, Jake. J’ai beaucoup songé à ton ami à fourrure. Le ka ne régit pas tout, et des coïncidences peuvent toujours se produire… Toutefois, la brusque apparition d’un bafou-bafouilleux qui a gardé la mémoire des hommes me paraît plus qu’une simple coïncidence. (Il jeta un coup d’œil à chacun.) Je vais parler le premier. Eddie prendra ma suite, enchaînant le récit là où je l’aurai laissé, puis Susannah. Jake, tu interviendras le dernier. D’accord ?
Ils acquiescèrent.
— Bien. Nous sommes un ka-tet — un seul en plusieurs. Que la palabre commence !
La discussion se poursuivit jusqu’au coucher du soleil, seulement interrompue le temps de leur permettre d’avaler un repas froid, et, lorsqu’elle prit fin, Eddie eut l’impression d’avoir livré douze rounds contre Sugar Ray Léonard. Il ne doutait plus qu’ils eussent « partagé le khef », ainsi que le formula Roland. Jake et lui semblaient vraiment avoir vécu chacun la vie de l’autre dans leurs rêves, comme s’ils figuraient les deux moitiés d’un même tout.
Roland évoqua d’abord l’épisode qui s’était déroulé sous les montagnes, là où s’était achevée la première vie de Jake dans le présent monde. Il relata la palabre qu’il avait tenue avec l’homme en noir, ainsi que les vagues allusions de Walter à propos d’une Bête et d’un quidam qu’il appelait l’Étranger Sans Âge. Il parla du rêve étrange et déroutant qu’il avait fait, dans lequel l’univers tout entier s’était abîmé au sein d’un rayon d’une fantastique lumière blanche. Il raconta aussi comment, à la fin de ce rêve, une touffe d’herbe pourpre lui était apparue.