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Eddie lança un regard en coin à Jake et fut abasourdi de voir de la reconnaissance — de la recognition — dans les yeux du gamin.

21

Si Roland avait dévoilé à Eddie d’incohérentes bribes de son récit à l’époque de son délire, celui-ci était inouï pour Susannah, et la jeune femme dressait l’oreille, les yeux comme des soucoupes. Lorsque Roland répéta les propos que Walter lui avait tenus, elle capta des lueurs de son monde à elle, tels des reflets dans un miroir brisé : des voitures, le cancer, des fusées allant dans la Lune, l’insémination artificielle. Elle ne savait pas le premier mot de ce qu’était la Bête, mais elle identifia l’Étranger Sans Âge comme une variante de Merlin, l’enchanteur qui, paraît-il, avait orchestré la carrière du roi Arthur. De plus en plus curieux.

Roland leur confia s’être réveillé et avoir découvert que Walter était mort depuis des années — le temps, en quelque sorte, avait glissé en avant, peut-être de cent ans, peut-être de cinq cents. Jake écoutait dans un silence fasciné le Pistolero leur dire qu’il avait abordé au rivage de la Mer Occidentale, leur raconter comment il avait perdu deux des doigts de sa main droite et entraîné avec lui Eddie et Susannah avant de rencontrer Jack Mort, le sombre troisième.

Du geste, le Pistolero invita Eddie à poursuivre le récit par l’apparition du grand ours.

— « Shardik » ? intervint Jake. Mais c’est le nom d’un livre ! Un livre de notre monde ! Il a été écrit par l’homme qui a pondu ce fameux bouquin sur les lapins…

— Richard Adams ! s’écria Eddie. Et le bouquin sur les Jeannot lapins s’intitulait Watership Down ! Je savais que je connaissais ce nom-là ! Mais comment est-ce possible, Roland ? Comment se fait-il que des gens de ton monde connaissent des choses du nôtre ?

— Il y a des portes, non ? N’en n’avons-nous pas déjà vu quatre ? Tu crois qu’elles n’existaient pas avant ou qu’elles n’existeront plus après ?

— Mais…

— Chacun de nous a vu des vestiges de votre monde dans le mien, et quand j’étais dans votre cité de New York, j’ai vu des traces de mon monde dans le vôtre. J’ai vu des pistoleros… Mollassons et lents pour la plupart, mais d’authentiques pistoleros quand même, à l’évidence des membres de leur ancien ka-tet.

— Roland, ce n’étaient que des flics. Tu les as enfoncés dans les grandes largeurs.

— Pas le dernier. Quand Jack Mort et moi étions dans le métro, ce type a failli m’avoir. Sans ce coup de pot — la pierre à briquet de Mort —, il m’aurait descendu. Celui-là… j’ai vu ses yeux. Il connaissait le visage de son père. Très bien, je crois. Et alors… Tu te rappelles le nom du night-club de Balazar ?

— Je veux, répondit Eddie, mal à l’aise dans ses baskets. La Tour Penchée. Pure coïncidence, si ça se trouve. Tu as dit toi-même que le ka ne régissait pas tout.

Roland hocha la tête.

— Tu es vraiment le portrait craché de Cuthbert ! Je me souviens d’un truc qu’il a dit quand nous étions gosses. Nous projetions une expédition nocturne au cimetière ; Alain ne voulait pas venir. Il prétendait avoir peur d’offenser les ombres de ses ancêtres. Cuthbert s’est moqué de lui. Il a dit qu’il ne croirait aux revenants que lorsqu’il en tiendrait un entre ses dents.

— Voilà qui est parlé ! Bravo !

Roland sourit.

— J’étais sûr que l’histoire te plairait. Bon, laissons là ce fantôme. Poursuis ton récit.

Eddie parla de la vision qu’il avait eue quand Roland avait lancé la mâchoire dans le feu — la vision de la clé et de la rose. Il évoqua son rêve, et la façon dont il avait franchi la porte de la boutique de Tom et Gerry, puis traversé le champ de roses que dominait la haute tour couleur de suie. Il dit le nuage sombre qui avait jailli de ses fenêtres pour envahir le ciel, s’adressant alors à Jake seul, car le gamin l’écoutait avec une intensité avide et un étonnement croissant. Il tenta de faire passer un peu de l’exaltation et de la terreur qui avaient baigné son rêve et lut dans les yeux de ses compagnons — ceux de Jake, surtout — que sa performance dépassait tous ses espoirs… ou qu’ils avaient eux-mêmes fait ce rêve.

Il leur raconta avoir suivi les traces de Shardik jusqu’au Portail de l’Ours, leur narra que, quand il y avait appuyé la tête, il s’était surpris à se rappeler le jour où il avait convaincu son frère de l’emmener à Dutch Hill afin de voir le Manoir. Il parla du pot et de l’aiguille et du fait que l’aiguille pointée avait perdu son utilité une fois qu’ils s’étaient rendu compte qu’ils pouvaient voir le Rayon à l’œuvre dans chaque chose que celui-ci touchait, jusqu’aux oiseaux dans le ciel.

Susannah prit alors la suite du récit. Tandis qu’elle parlait, racontant comment Eddie avait entrepris de sculpter sa propre version de la clé, Jake se mit sur le dos et, les mains croisées derrière la nuque, observa les nuages qui progressaient lentement vers la cité, cap sur le sud-est. La figure bien ordonnée qu’ils formaient témoignait de la présence du Rayon aussi sûrement que la fumée sortant d’une cheminée indique la direction du vent.

Susannah termina son récit en évoquant comment ils avaient finalement tiré Jake dans ce monde, colmatant la brèche des souvenirs du gamin et de ceux de Roland aussi soudainement et aussi complètement qu’Eddie avait fermé la porte de l’anneau de parole. Le seul fait qu’elle passa sous silence n’en était pas un à strictement parler — du moins pas encore. Elle n’avait pas de nausées au réveil, n’est-ce pas, et une seule absence de règles n’était pas symptomatique. Ainsi que Roland lui-même aurait pu le dire, c’était un récit qu’il valait mieux laisser en réserve pour un autre jour.

Cependant, lorsqu’elle se tut, elle se surprit à souhaiter pouvoir oublier les paroles que Tantine Talitha avait prononcées quand Jake avait affirmé que ce monde était désormais le sien : Dans ce cas, que les dieux aient pitié de toi, car le soleil se couche sur le monde. Il se couche pour toujours.

— À ton tour, Jake, dit Roland.

Jake s’assit et tourna son regard vers Lud, où les fenêtres des tours situées à l’ouest reflétaient en plaques dorées la lumière de fin d’après-midi.

— Toute cette histoire est démente, murmura-t-il, mais on y voit presque un sens. Comme un rêve au moment où on se réveille.

— On peut peut-être t’aider à y voir clair, dit Susannah.

— Peut-être. Du moins pouvez-vous m’aider à réfléchir à propos du train. Je suis fatigué de tenter de trouver un sens à Blaine. (Il soupira.) Vous savez ce par quoi Roland est passé, vivant deux vies à la fois, je peux donc sauter cette partie-là. Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer un jour comment c’était, en tout cas, et je ne veux même pas essayer. C’était traumatisant. Je crois que je ferais mieux de commencer par ma composition de fin d’année, parce que c’est à ce moment-là que j’ai cessé de croire que tout ce bazar allait s’arranger. (Il regarda l’auditoire, la mine sombre.) C’est à ce moment-là que j’ai baissé les bras.