Jake parla jusqu’au coucher du soleil.
Il leur dit ce qu’il se rappelait, évoquant d’abord sa version des faits et terminant sur le monstrueux Gardien qui avait littéralement jailli de l’huisserie de la porte pour l’attaquer. Les trois autres l’écoutèrent sans l’interrompre.
Quand Jake eut achevé son récit, Roland se tourna vers Eddie, les yeux brillants d’un méli-mélo d’émotions, que celui-ci, dans un premier temps, prit pour de l’étonnement. Puis il s’aperçut qu’il s’agissait d’une formidable fièvre… et d’une peur profonde. Il sentit sa bouche devenir sèche. Si Roland lui-même avait la trouille…
— Doutes-tu toujours que nos mondes respectifs se chevauchent, Eddie ?
Eddie secoua la tête.
— Non. Je descendais la même rue, et dans ses vêtements ! Mais… Jake, puis-je avoir ce bouquin ? Charlie le Tchou-tchou ?
Jake tendit la main vers son sac à dos, mais Roland l’intercepta.
— Attends ! Reviens dans le terrain vague, Jake. Répète-nous ce passage. Essaie de te rappeler chaque détail.
— Peut-être devrais-tu me plonger sous hypnose, dit Jake avec hésitation. Comme tu l’as déjà fait au relais.
Roland secoua la tête.
— Inutile. Ce qui t’est arrivé dans ce lieu est l’événement majeur de ta vie, Jake. De toutes tes vies. Tu sauras t’en remémorer le moindre détail.
Rebelote, donc. Pour chacun d’eux, il était manifeste que l’expérience de Jake dans le terrain vague qu’avaient occupé un jour Tom et Gerry était le cœur secret du ka-tet qu’ils partageaient. Dans le rêve d’Eddie, la boutique existait encore ; dans la réalité de Jake, elle n’était plus que décombres, mais, dans l’un et l’autre cas, c’était un endroit doté d’un énorme pouvoir talismanique ; Roland ne doutait pas que le terrain vague, avec ses briques effritées et ses vitres brisées, était une version différente de ce que Susannah connaissait sous le nom de Drawers et de ce que lui-même avait vu à la fin de sa vision dans l’ossuaire.
Alors qu’il narrait pour la seconde fois cette partie de l’histoire, avec une élocution très lente, Jake découvrit que le Pistolero avait dit vrai : il se rappelait chaque détail. Ses souvenirs s’améliorèrent tant et si bien qu’il eut pour finir quasiment l’impression de revivre la scène. Il leur parla du panneau annonçant qu’un complexe, la résidence de la Baie de la Tortue, allait être édifié à l’emplacement de la charcuterie de Tom et Gerry. Il se rappela même le petit poème bombé sur la clôture et le récita à l’intention de ses compagnons :
Susannah murmura :
— « Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil. Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis »… C’est bien ça, Roland ?
— Quoi ? fit Jake. C’est bien ça, quoi ?
— Un poème que j’ai appris enfant, expliqua Roland. C’est un nouveau lien, un de ceux qui veulent vraiment nous dire quelque chose, bien que je ne sois pas certain que ce soit quelque chose qu’il nous faille savoir… Bah ! Y voir un peu plus clair pourra se révéler utile un jour.
— Douze portails reliés par six rayons, dit Eddie. Nous avons commencé par l’Ours. Nous n’allons pas plus loin que la moitié — la Tour —, mais si nous parcourions tout le chemin jusqu’à l’autre bout, nous arriverions au Portail de la Tortue, n’est-ce pas ?
Roland opina.
— À coup sûr.
— Le Portail de la Tortue, fit Jake, pensif, roulant les syllabes dans sa bouche, comme s’il les goûtait.
Puis il acheva son récit en évoquant une fois encore la magnifique mélodie du chœur, le fait qu’il avait compris que visages, contes et légendes étaient partout et qu’il croyait de plus en plus être tombé sur quelque chose de très proche du noyau de toute existence. Enfin, il leur narra de nouveau sa découverte de la clé et sa vision de la rose. Absorbé dans ses souvenirs, il se mit à pleurer, sans s’en rendre compte, apparemment.
— Quand elle s’est ouverte, dit-il, j’ai noté que le cœur en était du jaune le plus vif qu’on ait jamais vu. Tout d’abord, j’ai pensé que c’était du pollen, éclatant parce que tout, dans cet endroit, éclatait. Quand on regardait de vieux papiers de bonbons, ou des bouteilles de bière, c’était comme contempler les plus merveilleux tableaux jamais peints. Et puis, je me suis aperçu que c’était un soleil. Ça paraît dingue, je sais, mais voilà ce que c’était. Sauf que c’était plus qu’un seul et unique astre. C’était…
— Ce n’étaient que des soleils, murmura Roland. Tout était réel.
— Oui ! Et c’était bien — et pas bien, en même temps. Je ne peux pas expliquer pourquoi ce n’était pas bien, mais le fait est. C’était comme deux battements de cœur, l’un à l’intérieur de l’autre, et celui de l’intérieur était malade. Ou infecté. Ensuite, je me suis évanoui.
— Tu as eu semblable vision à la fin de ton rêve, n’est-ce pas, Roland ? demanda Susannah d’une voix que la crainte muait en chuchotis. La touffe d’herbe que tu as vue avant qu’il ne s’achève… Tu as cru qu’elle était pourpre, parce qu’elle était tout éclaboussée de peinture.
— Tu ne comprends pas, rétorqua Jake. Elle était réellement pourpre. Quand je la voyais telle qu’elle était réellement, elle était pourpre. Je n’avais jamais rien vu de tel dans ma vie. La peinture n’était que du camouflage. De la même manière que le Gardien se camouflait pour ressembler à une vieille maison à l’abandon.
Le soleil avait atteint l’horizon. Roland demanda à Jake s’il voulait bien leur montrer Charlie le Tchou-tchou, puis leur en faire la lecture. Le garçon passa le livre à la ronde. Eddie et Susannah observèrent la couverture un long moment.
— J’avais ce bouquin quand j’étais tout môme, dit enfin Eddie, de ce ton uni que donne la certitude absolue. Puis nous avons quitté Queens pour Brooklyn — je n’avais pas quatre ans —, et je l’ai perdu. Mais je me souviens du dessin sur la couverture. Et il me faisait le même effet qu’à toi, Jake. Je ne l’aimais pas. Il ne m’inspirait pas confiance.
Susannah leva les yeux et fixa Eddie.
— J’avais le même, moi aussi… Comment aurais-je pu oublier la petite fille qui porte mon prénom… même si, à l’époque, c’était mon second prénom ? Et j’éprouvais des sentiments analogues aux tiens envers le train. Je ne l’aimais pas et il ne m’inspirait pas confiance. (Elle tapota la couverture du doigt avant de passer le livre à Roland.) Je trouvais que ce sourire était une imposture de première bourre.
Roland n’accorda qu’un coup d’œil au dessin avant de reporter son regard sur Susannah.
— Tu l’as perdu, toi aussi ?
— Oui.
— Et je parie que je sais quand, dit Eddie.
Susannah hocha la tête.
— Je n’en doute pas. Ç’a été après que cet homme m’a lancé une brique sur le crâne. Je l’avais quand nous sommes partis dans le Nord pour le mariage de Tante Bleue. Je l’avais dans le train. Je m’en souviens, parce que je ne cessais de demander à mon père si c’était Charlie le Tchou-tchou qui nous tirait. Je ne voulais pas que ce soit lui, parce que nous devions aller à Elizabeth, dans le New Jersey, et je pensais que Charlie risquait de nous emmener n’importe où. À la fin de l’histoire, n’en-traîne-t-il pas à sa suite des gens dans un village miniature ou un truc dans ce goût-là, Jake ?