Si je le sous-estime, songea-t-il, je suis bon pour m’en tirer avec une patte sanguinolente. Et si je le laisse tomber ou si je fais quelque chose qu’il verra comme une trahison, il essaiera probablement de me tuer.
— Qu’est-ce qui te tracasse, Eddie ?
— Toi. Nous. Je veux que tu saches ceci : jusqu’à ce soir, je supposais que tu le savais déjà. À présent, je n’en jurerais pas.
— Dis-moi, alors.
Comme il ressemble à Cuthbert ! pensa de nouveau le Pistolero.
— Nous sommes avec toi parce que nous y sommes forcés… ton foutu ka. Mais également parce que nous le voulons. Cela est vrai pour Susannah et moi, et je suis à peu près certain que ça l’est aussi pour Jake. Tu es très intelligent, mon vieux poteau du khef, mais tu devrais mettre ton intelligence dans un abri antibombes, parce que c’est vachement dur parfois de te suivre. Je veux la voir, Roland. Tu piges ce que je suis en train de te dire ? Je veux voir la Tour. (Eddie scruta le visage de Roland, n’y aperçut apparemment pas ce qu’il espérait y trouver et leva les mains en signe d’exaspération.) Je veux que tu cesses de me tirer par l’oreille comme un gosse !
— Que je cesse de te tirer par l’oreille ?
— Ouais. Te fatigue plus à me traîner. Je viens de mon plein gré. Nous venons de notre plein gré. Si tu mourais cette nuit dans ton sommeil, on t’enterrerait puis on reprendrait la route. Probable qu’on ne ferait pas de vieux os, mais on mourrait sur le Sentier du Rayon. Tu comprends, maintenant ?
— Oui.
— Puisque tu le dis… Mais me crois-tu ?
Bien sûr, songea Roland. Où pourrais-tu aller, sinon, Eddie, dans ce monde qui t’est si étranger ? Et que pourrais-tu faire d’autre ? Tu ferais un bien piètre fermier.
Mais cette pensée était mesquine et injuste, et Roland le savait. Dénigrer le libre arbitre en le confondant avec le ka était pire qu’un blasphème ; c’était agaçant et stupide.
— Oui, répondit-il. Je te crois. Par mon âme, je te crois.
— Alors, cesse de te conduire comme si nous étions un troupeau de moutons et toi le berger nous filant le train en agitant une houlette pour nous empêcher, écervelées créatures, de quitter la route pour nous précipiter dans des sables mouvants. Montre-toi plus tolérant envers nous. Si nous devons mourir dans la cité ou à bord de ce train, que je perde la vie en sachant que j’étais plus qu’un simple pion sur ton échiquier !
Roland sentit la colère lui échauffer les joues, mais s’illusionner n’avait jamais été son fort. S’il était furieux, ce n’était pas parce que Eddie avait tort, mais parce qu’il avait lu en lui. Roland l’avait regardé aller son petit bonhomme de chemin, s’éloignant sans cesse davantage de sa prison — de même que Susannah, car elle aussi avait été emprisonnée — et, pourtant, son cœur n’avait jamais tout à fait accepté la preuve que lui donnaient ses sens. Apparemment, son cœur voulait continuer de les voir comme des êtres différents, inférieurs.
Roland inspira à fond.
— Pistolero, j’implore ton pardon.
Eddie hocha la tête.
— Nous fonçons droit dans un bel ouragan d’emmerdes… Je le sens, et j’ai une frousse bleue. Cependant, ce ne sont pas tes emmerdes, mais les nôtres. D’accord ?
— Oui.
— D’après toi, qu’est-ce qu’on risque, au pire, dans la cité ?
— Je l’ignore. Je sais seulement que nous devons tenter de protéger Jake, parce que la vieille Tantine a dit qu’il susciterait la convoitise des deux factions en présence. Pour une part, les dangers que nous courrons seront fonction du temps qu’il nous faudra pour dénicher ce train. Pour l’essentiel, toutefois, ils dépendront de ce qui arrivera quand nous l’aurons trouvé. Si notre troupe était plus forte de deux hommes, je placerais Jake dans une boîte roulante et l’entourerais de fusils de toutes parts. Comme ce n’est pas le cas, nous marcherons en file indienne — moi le premier, Jake derrière poussant Susannah et toi fermant la marche.
— Des tas d’emmerdes, Roland ? Essaie de deviner.
— Je ne le peux pas.
— Je pense que si. Tu ne connais pas la cité, mais tu sais comment les gens de ton monde se sont comportés depuis que les choses ont commencé à se désagréger. Beaucoup d’emmerdes ?
Roland se tourna vers le bruit régulier de la batterie et réfléchit.
— Pas trop, si ça se trouve. Je suppose que les combattants sont vieux et démoralisés. Il se peut que tu aies raison et que certains nous offrent même leur aide, ainsi que l’a fait le ka-tet de River Crossing. Peut-être ne verrons-nous personne… Eux nous verront, verront que nous avons des armes et ils feront l’autruche, nous laissant aller notre chemin. Sinon, j’espère qu’ils s’égailleront comme des rats si nous faisons le coup de feu.
— Et s’ils décident de passer à l’attaque ?
Roland sourit.
— Dans ce cas, Eddie, nous nous rappellerons tous le visage de nos pères.
Les yeux d’Eddie étincelèrent dans les ténèbres et, de nouveau, Roland ne put s’empêcher de songer à Cuthbert — Cuthbert qui avait déclaré un jour qu’il ne croirait aux fantômes que lorsqu’il en aurait un entre les dents, Cuthbert avec qui il avait jadis éparpillé des miettes de pain sous un gibet.
— Ai-je répondu à toutes tes questions ?
— Non… Mais je crois que, ce coup-ci, tu as joué franc jeu avec moi.
— Eh bien, bonne nuit, Eddie.
— Bonne nuit.
Eddie tourna les talons et s’éloigna. Roland le suivit des yeux. À présent qu’il était à l’écoute, il l’entendait… mais si peu. Il fit lui aussi demi-tour, puis pivota vers les ténèbres au sein desquelles se dressait la cité de Lud.
Il est ce que la vieille femme appelait un Ado. Elle a dit que les deux factions se le disputeraient.
Tu ne vas pas me laisser tomber, cette fois ?
Non. Pas cette fois. Plus jamais.
Mais Roland savait un fait que les autres ignoraient. Après la conversation qu’il venait d’avoir avec Eddie, peut-être devait-il le leur dire… Mais non. Il le garderait pour lui encore un peu.
Dans l’ancienne langue qui avait jadis été la lingua franca de son monde, la plupart des mots, ainsi khef et ha, avaient de multiples significations. Le mot char, cependant — char comme dans Charlie le Tchou-tchou —, n’en avait qu’une.
Char signifiait la mort.
V
LE PONT ET LA CITÉ
Ils découvrirent l’avion écrasé trois jours plus tard.
Jake le montra du doigt d’abord en milieu de matinée — un éclat de lumière à une quinzaine de kilomètres, comme un miroir posé dans l’herbe. Quand ils s’en furent rapprochés, ils distinguèrent un gros objet noir sur le bas-côté de la Grand-Route.
— On dirait un oiseau mort, dit Roland. De grande taille.
— Ce n’est pas un oiseau, dit Eddie. C’est un avion. Je suis à peu près sûr que c’est la réverbération du soleil sur la verrière du cockpit qui provoque cette clarté éblouissante.