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Une heure plus tard, ils contemplaient en silence l’antique épave. Trois corneilles grassouillettes, perchées sur le fuselage en lambeaux, fixaient les nouveaux venus avec insolence. Jake ramassa un caillou sur le bord de la route et le leur lança. Les volatiles s’envolèrent pesamment dans des croassements d’indignation.

Une des ailes de l’avion, cassée dans la chute, se trouvait à trente mètres de là, ombre pareille à une planche de surf plongeant en piqué au sein de l’herbe haute. Le reste de la machine volante était à peu près intact. La verrière du cockpit s’était fêlée en étoile là où l’avait heurtée la tête du pilote. Une large tache couleur de rouille s’y étalait.

Ote trottina jusqu’à l’endroit où trois pales rouillées se dressaient hors de la végétation, les renifla, puis revint à la hâte vers Jake.

L’homme, dans le cockpit, n’était plus qu’une momie desséchée portant une veste de cuir rembourrée et un casque orné d’une pointe en son sommet. Il n’avait plus de lèvres, ses dents étaient dénudées sur un ultime et atroce rictus. Ses doigts, autrefois aussi gros que des saucisses et désormais réduits à l’état d’os couverts de peau, agrippaient le manche à balai. Son crâne était enfoncé là où il avait frappé le verre, et Roland supputa que les dépôts gris verdâtre qui maculaient sa joue gauche étaient tout ce qui subsistait de sa cervelle. Sa tête était inclinée en arrière, comme s’il n’avait pas douté, même à l’instant de sa mort, pouvoir de nouveau rejoindre le ciel. L’aile intacte de l’avion saillait de l’herbe luxuriante. On y discernait des insignes passés, qui représentaient un poing brandissant la foudre.

— M’est avis que Tantine Talitha se gourait et que le vieil albinos était dans le vrai, finalement, dit Susannah d’une voix apeurée. Ce doit être David Quick, le prince hors-la-loi. Regarde sa taille, Roland… il a sûrement fallu le graisser pour le faire entrer dans le cockpit.

Roland hocha la tête. Si la chaleur et les années avaient métamorphosé l’homme enfermé dans l’oiseau mécanique en un squelette enveloppé de peau sèche, il pressentait la largeur de sa carrure, et la tête difforme était massive.

— « Ainsi chut lord Perth, dit-il, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre. »

Jake lui adressa un regard interrogateur.

— C’est tiré d’un vieux poème. Lord Perth, un géant, parti guerroyer à la tête d’un millier d’hommes, était encore sur ses terres quand un petit garçon lui jeta une pierre, le blessant au genou. Il trébucha, le poids de son armure l’entraîna à terre et il se rompit le cou dans sa chute.

— Ça ressemble à notre histoire de David et de Goliath, dit Jake.

— Il n’y a pas eu de pétarade, déclara Eddie. Je parie qu’il est tout bêtement tombé en panne sèche et qu’il a essayé de faire un atterrissage forcé sur la route. C’était peut-être un hors-la-loi et un barbare, n’empêche qu’il avait des tripes.

Roland opina et regarda Jake.

— Tu supportes le choc ?

— Oui. Si ce type était encore… euh… coulant, ce serait peut-être différent. (Jake détourna son regard du cadavre et le porta sur la cité. Lud était beaucoup plus proche et plus nette à présent, et bien qu’on distinguât de nombreuses vitres brisées dans les tours, comme Eddie, il n’avait pas abandonné tout espoir d’y trouver de l’aide.) Je serais prêt à parier que les choses se sont comme qui dirait dégradées dans la cité après sa mort.

— À mon avis, tu gagnerais ton pari, dit Roland.

— Tu sais quoi ? (Jake étudiait de nouveau l’avion.) Les gens qui ont bâti cette ville ont peut-être également construit des avions, mais celui-là est un des nôtres. J’ai fait une rédaction à l’école, en septième, sur les combats aériens, et il me semble le reconnaître. Roland, je peux l’examiner de plus près ?

Le Pistolero opina.

— Je t’accompagne.

Tous deux se dirigèrent vers l’avion ; l’herbe haute bruissait contre leurs pantalons.

— Regarde ! Tu vois la mitrailleuse sous l’aile ? C’est un modèle allemand à air froid, et l’avion est un Focke-Wulf d’avant la Seconde Guerre mondiale. J’en suis sûr ! Mais qu’est-ce qu’il fabrique ici ?

— De nombreux avions disparaissent, dit Eddie. Prends le triangle des Bermudes, par exemple. C’est un endroit perdu au milieu d’un de nos océans, Roland. On le prétend ensorcelé. Peut-être est-ce une grande porte entre nos mondes — une porte qui reste ouverte en permanence. (Eddie voûta les épaules et s’essaya à une mauvaise imitation de Rod Serling.) « Attachez vos ceintures et préparez-vous à des turbulences : vous allez entrer dans… la quatrième dimension de Roland ! »

Jake et Roland, à présent sous l’aile, ne lui prêtèrent pas attention.

— Soulève-moi, Roland.

Le Pistolero secoua la tête.

— Cette aile a l’air solide, mais elle ne l’est pas — cet appareil est là depuis un bail, Jake. Tu risques de tomber.

— Fais-moi la courte échelle, alors.

— Je m’en charge, Roland, dit Eddie.

Roland examina un moment sa main droite mutilée, haussa les épaules et entrecroisa les mains.

— Laisse. Il n’est pas lourd.

Jake ôta ses tennis et se hissa avec légèreté dans l’étrier que lui avait fait Roland. Ote se mit à pousser des aboiements perçants. Excitation ou inquiétude ? Roland n’aurait su le dire.

Jake pressa sa poitrine contre un des volets rouillés de l’avion, le regard à hauteur des insignes représentant le poing brandissant la foudre. Ils s’étaient un peu décollés de l’aile. Jake saisit le volet et tira. Il se détacha si aisément que le garçon serait tombé à la renverse si Eddie, qui se tenait dans son dos, n’avait posé une main sur ses fesses pour le maintenir en équilibre.

— Je le savais, dit Jake. (Un autre emblème apparaissait à présent distinctement sous le poing et la foudre — une croix gammée.) Je voulais juste le voir. Tu peux me reposer par terre.

Ils se remirent en route. Chaque fois qu’ils se retournèrent, cet après-midi-là, ils aperçurent la queue de l’avion, se dressant nettement hors de l’herbe haute tel le monument funéraire de lord Perth.

2

Ce fut au tour de Jake de préparer le feu ce soir-là. Quand il eut disposé le bois à la satisfaction du Pistolero, celui-ci lui tendit sa barre d’acier et le Silex.

— Voyons comment tu t’y prends.

Eddie et Susannah étaient assis à l’écart, leurs bras affectueusement passés autour de la taille l’un de l’autre. En fin de journée, Eddie avait trouvé une fleur jaune vif au bord de la route et l’avait cueillie pour la jeune femme. Elle l’avait piquée dans ses cheveux et, chaque fois qu’elle regardait Eddie, ses lèvres esquissaient un léger sourire et ses yeux s’emplissaient de lumière. Roland avait remarqué ces détails, et ils lui étaient agréables. L’amour des deux jeunes gens se faisait plus profond, plus fort. C’était bien. Assurément, il devrait être profond et fort pour survivre aux mois et aux années à venir.

Jake fit jaillir une étincelle, qui s’illumina à quelques centimètres du petit bois.

— Rapproche le silex, dit Roland, et tiens-le bien. Et ne le frappe pas contre l’acier, Jake. Frotte-le.

Jake recommença et, cette fois, l’étincelle s’alluma dans le bois. Une légère volute de fumée s’éleva, mais le feu ne prit pas.

— Je ne suis pas très doué, on dirait.