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— Tu vas y arriver. En attendant, réfléchis à ceci : qu’est-ce qui est vêtu quand la nuit tombe et dévêtu quand le jour point ?

— Hein ?

Roland rapprocha les mains de Jake du tas de brindilles.

— Je parie que celle-là n’est pas dans ton livre.

— Oh, c’est une devinette ! (Jake fit jaillir une autre étincelle. Cette fois, une flamme minuscule luit dans le bois avant de s’éteindre.) Tu en connais quelques-unes, toi aussi ?

Roland hocha la tête.

— Pas quelques-unes… plein. Quand j’étais gosse, j’ai dû en connaître des milliers. Ça faisait partie de mes études.

— Sans blague ? Pourquoi étudierait-on des devinettes ?

— Vannay, mon précepteur, affirmait qu’un garçon capable de répondre à une devinette avait l’esprit agile. On avait des concours de devinettes chaque vendredi midi et le gagnant ou la gagnante avait le droit de sortir plus tôt de l’école.

— T’arrivait-il fréquemment de partir plus tôt, Roland ? demanda Susannah.

Il secoua la tête, une esquisse de sourire sur les lèvres.

— J’adorais les devinettes, mais je n’étais pas très fort. Vannay disait que c’était parce que je pensais trop en profondeur, mon père parce que je manquais d’imagination. Tous deux avaient raison, je crois… Mon père, toutefois, était un peu plus près de la vérité. J’ai toujours été capable de dégainer un pistolet plus promptement qu’aucun de mes camarades et de viser plus sûrement dans le mille, mais je n’ai jamais eu l’esprit très agile.

Susannah, qui avait observé Roland de près quand il avait eu affaire aux vieillards de River Crossing, jugea que le Pistolero se sous-estimait, mais ne souffla mot.

— Parfois, les soirs d’hiver, on organisait des concours de devinettes dans le grand hall. Quand il n’y avait que les jeunes, c’était toujours Alain qui gagnait. Quand les adultes, eux aussi, prenaient part à la compétition, c’était Cort. Il avait oublié plus de devinettes que nous n’en avions jamais su et, à la fin du Jour de la Fête des Devinettes, il rapportait invariablement l’oie chez lui. Les devinettes ont de grands pouvoirs, et, tout un chacun en connaît une ou deux.

— Même moi, dit Eddie. Par exemple, pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ?

— C’est idiot, Eddie, fit Susannah.

Mais la jeune femme souriait.

— Parce qu’on l’avait attaché à la patte du poulet qui a traversé la route ! brailla Eddie, qui sourit quand Jake éclata de rire, faisant s’écrouler sa pile de petit bois. Hi, hi, hi, j’en ai des millions de la même veine, les mecs !

Roland, lui, ne rit pas. Il paraissait même un brin offensé.

— Pardonne-moi de te dire ça, Eddie, mais c’est assez stupide.

— Mon Dieu, Roland, je suis navré ! (Eddie souriait toujours, mais il avait l’air un peu irrité.) J’oublie tout le temps que tu as perdu ton sens de l’humour dans la Croisade des Enfants, ou je ne sais quoi.

— C’est seulement que je prends les devinettes au sérieux. On m’a enseigné que l’aptitude à les résoudre était la marque d’un esprit sain et rationnel.

— Sauf que ce n’est pas demain la veille qu’elles supplanteront les œuvres de Shakespeare ou les équations du second degré. Bon, ne nous emballons pas !

Jake regardait pensivement Roland.

— Mon livre disait que les devinettes sont le jeu de société le plus ancien auquel on joue encore. Dans notre monde, je veux dire. Et le type que j’ai rencontré dans la librairie prétendait que c’était une affaire sérieuse, pas uniquement des blagues. Que des gens pouvaient mourir à cause d’elles.

Roland scrutait les ténèbres grandissantes.

— En effet. J’ai vu cela se produire.

Il se remémorait un certain Jour de la Fête des Devinettes qui ne s’était pas achevé sur la remise de l’oie au vainqueur, mais par la mort d’un bigleux coiffé d’un chapeau à grelots roulant dans la poussière, un poignard planté en plein cœur. Le poignard de Cort. L’homme, un troubadour et acrobate ambulant, avait tenté de duper Cort en volant le carnet du juge dans lequel les réponses étaient consignées sur de petits morceaux d’écorce.

— Eh bien, scusez-moi, m’sieurs-dames ! fit Eddie.

Susannah regardait Jake.

— Je ne me souvenais plus du tout de ton livre de devinettes. Pourrais-je y jeter un coup d’œil ?

— Bien sûr. Il est dans mon sac à dos. Mais les réponses n’y figurent plus. Peut-être que c’est pour ça que M. Tower me l’a donné gra…

Il se sentit soudain saisi violemment aux épaules.

— Quel nom as-tu dit ? demanda Roland.

— M. Tower. Calvin Tower. Je ne vous l’avais pas dit ?

— Non. (Roland relâcha lentement son étreinte.) Mais l’entendre ne me surprend guère.

Eddie avait ouvert le sac de Jake et trouvé Tradéridéra, Devine-moi ! Il le lança à Susannah.

— Tu sais, j’ai toujours pensé que cette devinette du bébé mort était vachement bonne, dit-il. De mauvais goût, j’en conviens, mais vachement bonne.

— De bon ou de mauvais goût, peu m’importe, rétorqua Roland. Elle est absurde et insoluble, et c’est ça qui la rend stupide. Une bonne devinette ne doit être ni absurde ni insoluble.

— Nom d’un chien ! Vous avez pris ce truc au sérieux, on dirait !

— Oui.

Jake, pendant ce temps, avait réordonné le petit bois en tas et réfléchissait à la devinette qui avait donné lieu à la discussion. Il sourit soudain.

— Un feu. Voilà la réponse, n’est-ce pas ? On le couvre la nuit et on le découvre le matin. Si on remplace vêtir par couvrir, c’est simple.

— En effet.

Roland sourit à Jake à son tour, mais il ne quittait pas Susannah des yeux, l’observant tandis qu’elle feuilletait le petit livre dépenaillé. Il songea, à la vue de son froncement de sourcils studieux et du geste distrait par lequel elle remit en place la fleur jaune qui glissait dans ses cheveux, qu’elle seule serait à même de se rendre compte que le livre de devinettes déchiré était peut-être aussi important que Charlie le Tchou-tchou… plus important, si ça se trouvait. Il porta ensuite son regard sur Eddie et sentit renaître son irritation à l’endroit de sa devinette. Le jeune homme avait un autre point commun avec Cuthbert, plutôt malheureux, celui-là : Roland avait parfois envie de le secouer jusqu’à lui faire pisser le sang par le nez et lui déchausser les dents.

Du calme, pistolero… Du calme ! La voix de Cort, pas précisément rieuse, résonna dans sa tête, et Roland chassa résolument ses émotions. Le caractère de l’individu était également, en partie du moins, déterminé par le ka, et Roland savait pertinemment que, en ce qui concernait Eddie, il s’agissait d’autre chose que de l’absurde. Chaque fois qu’il commettrait l’erreur de l’oublier, il ferait bien de se remémorer leur conversation au bord de la route, trois nuits plus tôt, quand Eddie l’avait accusé de les manipuler comme des pions sur un échiquier. La remarque l’avait mis en rogne… mais elle était suffisamment juste, aussi, pour le mortifier.

Dans l’ignorance béate de ces longues réflexions, Eddie demanda :

— Qu’est-ce qui est vert, pèse cent tonnes et vit au fond de l’océan ?

— Je sais ! s’écria Jake. Moby Sniff, la Grande Baleine morveuse.

— Foutaises ! maugréa Roland.

— Peut-être… mais c’est ça qui est censé être drôle. Les blagues, en principe, doivent mettre ton agilité d’esprit à l’épreuve, elles aussi. Ainsi… (Eddie dévisagea Roland, se mit à rire et leva les mains.) Laisse tomber ! J’abandonne. Tu ne comprendrais pas. Pas même si tu disposais d’un million d’années. Voyons un peu ce foutu bouquin. Je vais m’efforcer de le prendre au sérieux… si nous pouvons avaler un morceau d’abord, j’entends.