Выбрать главу

Mais Élisabeth a maintenant la conviction que Frédéric II entretient à Saint-Pétersbourg, dans les murs mêmes du palais, un de ses partisans les plus efficaces et les plus dangereux : le grand-duc Pierre. Son neveu, qu'elle n'a jamais pu souffrir, lui devient de jour en jour plus étranger et plus odieux. Elle confie à Razoumovski : « Mon neveu m'a dépitée au plus haut point !... C'est un monstre, que le diable l'emporte !... » Pour assainir l'atmosphère de germanophilie dont s'entoure le grand-duc, elle s'acharne à éliminer de sa suite les gentilshommes holsteinois et à éloigner ceux qui tentent de les remplacer. Il n'est pas jusqu'au valet de chambre de Pierre, un certain Rombach, qui ne soit jeté en prison sous un prétexte futile. Pierre se console de ces avanies en se livrant à des lubies extravagantes. Il ne se sépare plus de son violon, sur lequel il racle des heures durant à en écorcher les oreilles de sa femme. Ses discours sont tellement décousus que parfois Catherine le croit frappé de folie et a envie de fuir. S'il la voit occupée à lire, il lui arrache le livre des mains et lui ordonne de jouer avec lui à une bataille entre les soldats de bois dont il fait collection. S'étant pris, depuis peu, d'une vraie passion pour les chiens, il installe une dizaine de barbets dans la chambre conjugale, malgré les protestations de Catherine. Comme elle se plaint de leurs aboiements et de leur odeur, il l'insulte et refuse de lui sacrifier sa meute. Dans son isolement, Catherine cherche en vain un ami ou, du moins, un confident. Elle finit par se rabattre sur le médecin de l'impératrice, l'inamovible Lestocq, qui lui marque de l'intérêt et même de la sympathie. Elle espère s'en être fait un allié, aussi bien contre la « clique des Prussiens » que contre Sa Majesté, qui lui reproche toujours son infécondité alors qu'elle n'y est pour rien. Empêchée de correspondre librement avec sa mère, elle a recours au médecin pour acheminer ses lettres, par des voies sûres, à leur destinataire. Or, Bestoujev, détestant Lestocq, en qui il voit un rival potentiel, est ravi d'apprendre par ses espions que le « médicastre rend service à la grande-duchesse en transgressant les instructions impériales. Fort de ces révélations, il intervient auprès de Razoumovski et incrimine Lestocq d'être un agent à la solde des chancelleries étrangères et de travailler à desservir le « grand favori » dans l'opinion de Sa Majesté. Cette délation concorde avec les dénonciations d'un secrétaire du médecin de cour, un certain Chapuzot, qui, sous la torture, avoue tout ce qu'on lui demande. Devant ce faisceau d'indications plus ou moins probantes, Élisabeth se met sur ses gardes. Depuis plusieurs mois déjà, elle évite de se faire soigner par Lestocq. S'il n'est plus fiable, il doit payer.

Dans la nuit du 11 au 12 novembre 1748, Lestocq est brusquement tiré de son sommeil et conduit à la forteresse Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Une commission spéciale présidée par Bestoujev en personne, avec comme assesseurs le général Apraxine et le comte Alexandre Chouvalov, accuse Lestocq d'être vendu à la Suède et à la Prusse, de correspondre clandestinement avec Johanna d'Anhalt-Zerbst, mère de la grande-duchesse Catherine, et de comploter contre l'impératrice de Russie. Soumis à la torture, et malgré ses serments d'innocence, il sera déporté à Ouglitch et privé de tous ses biens. Cependant, dans un réflexe de tolérance, Élisabeth consent à ce que la femme du condamné le rejoigne dans sa cellule et, plus tard, dans son exil. Peut-être même s'apitoie-t-elle sur le sort de cet homme qu'elle a châtier, par principe régalien, alors qu'elle garde un excellent souvenir de l'empressement dont il a toujours fait preuve à son service. Sans être bonne, elle est sensible, et même sentimentale. Incapable d'indulgence, elle est toute disposée à verser des larmes sur les victimes d'une épidémie dans un pays lointain ou sur les malheureux soldats qui risquent leur vie aux frontières de l'empire. Comme elle se montre, la plupart du temps, familière et souriante, ses sujets, oubliant les supplices, les spoliations, les exécutions ordonnés sous son règne, l'appellent volontiers, entre eux, « la Clémente ». Même ses dames et ses demoiselles d'honneur, qu'elle gratifie parfois d'une gifle ou d'une insulte à faire rougir un grenadier, sont attendries quand elle leur dit, après les avoir injustement punies : Vinovata, matouchka ! (« Je suis coupable, ma petite mère ! ») Mais c'est encore avec son mari morganatique, Razoumovski, qu'elle se révèle la plus affectueuse et la plus attentionnée. Quand il fait froid, elle lui boutonne sa pelisse, en ayant soin que ce geste de sollicitude conjugale soit vu par tout leur entourage. Est-il cloué dans son fauteuil par une crise de goutte — ce qui lui arrive souvent — et elle sacrifie des rendez-vous importants pour lui tenir compagnie. La vie normale ne reprend au palais qu'après la guérison du malade.

Pourtant, elle se permet de le tromper avec des hommes jeunes et vigoureux, tels les comtes Nikita Panine ou Serge Saltykov. Mais, de tous ses amants adventices, c'est encore le neveu des Chouvalov, Ivan Ivanovitch, qui a sa préférence. Ce qui la séduit dans ce nouvel élu, c'est, certes, l'appétissante fraîcheur de sa personne, sa beauté, mais aussi son instruction et sa connaissance de la France. Elle qui ne lit jamais est émerveillée de le voir si impatient de recevoir les derniers livres qu'on lui expédie de Paris. Il a vingt-trois ans et il correspond avec Voltaire ! Deux qualités qui, aux yeux de Sa Majesté, le distinguent du commun des mortels. Auprès de lui, elle a l'impression de sacrifier tout ensemble à l'amour et à la culture. Et cela sans se fatiguer les yeux ni le cerveau ! S'initier aux splendeurs de l'art, de la littérature, de la science dans les bras d'un homme qui est une encyclopédie vivante, c'est, pense-t-elle, la meilleure façon d'apprendre en jouissant. Elle paraît si satisfaite de cette pédagogie voluptueuse que Razoumovski ne songe pas à lui reprocher sa trahison. Il trouve même Ivan Chouvalov tout à fait digne d'estime et encourage Sa Majesté à joindre les plaisirs de l'alcôve à ceux de l'étude. C'est Ivan Chouvalov qui incitera Élisabeth à fonder l'université de Moscou et l'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Ce faisant, elle éprouvera un sentiment de revanche qui ressemble à un vertige. Consciente de son ignorance, elle n'en est que plus fière de présider à l'éveil du mouvement intellectuel en Russie. Il est grisant pour elle de se dire que les écrivains et les artistes de demain lui devront tout, à elle qui ne sait rien.

Toutefois, si Razoumovski accepte sagement d'être supplanté par Ivan Chouvalov dans les bonnes grâces de Sa Majesté, le chancelier Bestoujev, lui, devine avec angoisse que sa prééminence est menacée par l'élévation de ce jeune favori à la parentaille nombreuse et avide. Il essaie bien de l'évincer en présentant à la tsarine le charmant Nikita Beketov. Mais, après avoir ébloui Sa Majesté au cours d'un spectacle donné par les élèves de l'École des cadets, cet Adonis a été appelé à servir dans l'armée. En vain tentera-t-on de le ramener à Saint-Pétersbourg pour le replacer sous les yeux de Sa Majesté. Le clan des Chouvalov veille à sa perte. Ils lui recommandent, par amitié pure, une pommade adoucissante pour le visage et, sitôt que Nikita Beketov l'a appliquée, il voit ses joues se couvrir de taches rouges. Une fièvre horrible le saisit. Dans son délire, il profère des jugements indécents sur Sa Majesté. Chassé du palais, il n'y remettra plus les pieds, laissant la place à Ivan Chouvalov et à Alexis Razoumovski, lesquels s'acceptent et s'estiment l'un l'autre, à la façon d'un mari et d'un amant qui « savent vivre » !