Or, voici que vers la mi-1755, à la Pentecôte, un nouveau plénipotentiaire anglais arrive à Saint-Pétersbourg. Il se nomme Charles Hambury Williams et compte dans sa suite un jeune et sémillant aristocrate polonais, Stanislas-Auguste Poniatowski. Âgé de vingt-trois ans, Stanislas est féru de culture occidentale, a fréquenté tous les salons européens, connaît personnellement, à Paris, la fameuse Mme Geoffrin, qu'il appelle « maman », et jouit à Londres de l'amitié du ministre Horace Walpole. On dit qu'il parle toutes les langues, qu'il est à l'aise sous tous les climats et qu'il plaît à toutes les femmes. A peine débarqué en Russie, Williams songe à utiliser « le Polonais » pour séduire la grande-duchesse et en faire son alliée dans la lutte qu'il entend mener contre la prussophilie du grand-duc. Le chancelier Alexis Bestoujev, appuyé par tout le « parti russe », est d'ailleurs prêt à seconder l'ambassadeur britannique dans ses desseins. Ayant pris le vent, il souhaiterait voir la Russie se ranger ouvertement du côté des Anglais en cas de conflit avec Frédéric II. Selon les rumeurs qui courent les chancelleries, Louis XV lui-même, flairant le danger d'une guerre, serait impatient de renouer des contacts avec la Russie. Du jour au lendemain, grâce à ses conversations de salon avec Stanislas Poniatowski, Catherine est plongée en plein chaos européen. A son insu, les questions internationales prennent pour elle le beau visage du Polonais. Mais Stanislas, en dépit de ses nombreux succès mondains, est un fichu timide. Très alerte en paroles, il est paralysé de respect devant la grâce, l'élégance et le don de repartie de la grande-duchesse. Brûlant de désir, il n'ose se déclarer. C'est Léon Narychkine, le joyeux compagnon d'aventures de Serge Saltykov, qui pousse Stanislas Poniatowski à sauter le pas. La camériste confidente de Catherine, Mlle Vladislavov, facilite leurs premières rencontres à Oranienbaum. Toujours à l'affût des intrigues qui se trament, la tsarine est bientôt informée que sa belle-fille a trouvé un remplaçant à Serge Saltykov, que son dernier amant se nomme Stanislas Poniatowski et que les tourtereaux roucoulent infatigablement tandis que le mari, indifférent, ferme les yeux et se bouche les oreilles.
Élisabeth ne prend pas ombrage des nouvelles incartades de sa belle-fille, mais se demande s'il n'existe pas une arrière-pensée politique derrière cette liaison amoureuse. Il lui semble soudain qu'il y a deux cours rivales en Russie, la « grande cour » de Sa Majesté et la « petite cour » grand-ducale, et que les intérêts de ces deux émanations du pouvoir sont contradictoires. Pour s'assurer les sympathies de la « grande cour », traditionnellement francophile, Louis XV envoie à Saint-Pétersbourg un émissaire de choix, le sieur Mackenzie Douglas. Écossais d'origine, ce partisan des Stuarts, réfugié en France, appartient au cabinet « parallèle » de Louis le Bien-Aimé, appelé « le Secret du roi ». Il se rend en Russie soi-disant pour acheter des fourrures, en fait pour communiquer à la tsarine un code confidentiel qui lui permettra de correspondre directement avec Louis XV. Avant de se mettre en route, Douglas a été informé que sa mission sera plus délicate que prévu, car Bestoujev est maintenant subventionné par Londres pour servir la cause britannique. Même la grande-duchesse, appuyée par son amant du jour, Stanislas Poniatowski, s'est, dit-on, rangée du côté des Anglais. Éloigné provisoirement de la cour, le prince vient d'y reparaître nanti d'une affectation officielle : il a été nommé, entre-temps, ministre du roi de Pologne en Russie. Sa présence est ainsi régularisée et Catherine y voit la promesse d'un avenir paisible pour leur liaison. Elle est du reste réconfortée par les récentes dispositions d'Alexis Bestoujev à son égard. Ayant rejoint le chancelier dans le clan des amis de l'Angleterre, elle se sent hors d'atteinte. Déjà il a supprimé l'odieux espionnage dont elle était l'objet de la part de l'impératrice. Celle-ci ne reçoit plus d'Oranienbaum que des rapports relatifs aux extravagances prussiennes de son neveu.
Dans cette atmosphère de surveillance réciproque, de marchandages prudents et de tromperies courtoises, un premier traité a été concocté à Saint-Pétersbourg afin de régler l'attitude des différentes puissances dans l'éventualité d'un conflit franco-anglais. Mais soudain, à la suite de tractations secrètes, un nouvel accord est signé à Westminster, le 16 janvier 1756. Il stipule que la Russie, dans le cas d'une guerre généralisée, rejoindra la France dans sa lutte contre l'Angleterre et la Prusse. Ce brusque renversement des alliances stupéfie les non-initiés et révolte Élisabeth. Sans nul doute, Bestoujev, mieux payé ailleurs, a sacrifié les engagements d'honneur pris naguère par la Russie envers la Prusse. Et Catherine, la cervelle traversée de courants d'air, a été tout heureuse de le suivre dans une volte-face aussi scandaleuse. D'ailleurs, elle s'est de tout temps laissé embobiner par l'esprit français ! Dans la fureur de Sa Majesté, la contrariété politique a autant de part que l'amour-propre blessé. Elle regrette d'avoir fait confiance au chancelier Alexis Bestoujev pour conduire les pourparlers internationaux, alors que le vice-chancelier Vorontzov et les frères Chouvalov lui conseillaient de temporiser. Afin d'essayer de limiter les dégâts, elle crée en hâte, dès février 1756, une « conférence » qui, sous sa présidence effective, réunit Bestoujev, Vorontzov, les frères Chouvalov, le prince Troubetzkoï, le général Alexandre Boutourline, le général Apraxine et l'amiral Galitzine. C'est bien le diable si toutes ces têtes pensantes n'arrivent pas à se dépêtrer de l'imbroglio ! En somme, pour éviter le pire, il s'agit de savoir si, dans l'hypothèse d'un affrontement, la Russie peut accepter des subsides en échange de sa neutralité. Drapée dans l'honneur impérial, Élisabeth dit non. Mais, là-dessus, on apprend que Louis XV s'apprête à signer un accord d'aide militaire réciproque avec Marie-Thérèse. Tenue par ses engagements antérieurs envers l'Autriche, la Russie devient, du même coup, l'alliée de la France. Encadrée, malgré elle, par Louis XV et par Marie-Thérèse, voici Élisabeth obligée de se mesurer à Frédéric II et à George II. Doit-elle s'en réjouir ou s'en effrayer ? Autour d'elle, les courtisans sont partagés entre l'orgueil national, la honte d'avoir trahi leurs amis d'hier et la crainte de payer très cher un changement de cap qui ne s'imposait pas. On raconte, toutes portes closes, que la grande-duchesse Catherine, Bestoujev et peut-être même l'impératrice ont touché de l'argent pour lancer le pays dans une guerre inutile.
Indifférente à ces rumeurs, Élisabeth se retrouve, tout étonnée, dans la position d'une amie indéfectible de la France. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle offre, le 7 mai, à Mackenzie Douglas, de retour à Saint-Pétersbourg après une brève éclipse diplomatique, un accueil plein d'attention, d'estime et de promesses. Il est suivi, à quelques jours d'intervalle, par l'étrange Charles de Beaumont, dit le chevalier d'Éon de Beaumont. Ce personnage équivoque et séduisant avait déjà fait naguère une première apparition en Russie. Il portait alors des vêtements féminins. L'élégance de ses robes et le brio de sa conversation avaient séduit l'impératrice au point qu'elle lui avait demandé d'être occasionnellement sa « lectrice ». Or, voici que le chevalier d'Éon revient parader devant elle, mais en habits d'homme. Qu'il s'exhibe en jupe ou en haut-de-chausses, elle lui trouve toujours autant de grâce et d'esprit. Quel est donc son sexe ? Elle ne s'en soucie pas. Elle en a changé elle-même si souvent, au gré des mascarades de cour ! L'essentiel n'est-il pas que ce gentilhomme ait l'intelligence et le goût français ? Il lui apporte une lettre personnelle du prince de Conti. Les termes chaleureux de ce message la touchent plus sûrement que les amabilités habituelles des ambassadeurs. Sans hésiter, elle lui déclare : « Je ne veux ni tiers, ni médiateurs dans une réunion avec le roi [Louis XV]. Je ne lui demande que vérité, droiture et une parfaite réciprocité dans ce qui se concertera entre nous. » La formule ne souffre aucune ambiguïté : c'est, plus qu'un témoignage de confiance, une déclaration d'amour par-dessus les frontières.