Des contractions significatives la saisissent dans la nuit du 18 au 19 décembre 1758. Alerté par ses gémissements, le grand-duc se présente le premier à son chevet. Il est vêtu de l'uniforme prussien. Botté, la taille sanglée, l'épée au côté, des éperons aux talons et une écharpe de commandement autour de la poitrine, il titube et marmonne, d'une voix avinée, qu'il vient, avec son régiment, défendre son épouse légitime contre les ennemis de la patrie. Craignant que l'impératrice ne le découvre dans cet état, elle le renvoie se coucher et cuver son alcool. Sa Majesté arrive après lui, juste à temps pour voir sa bru délivrée par la sage-femme. Prenant le bébé dans ses bras, elle l'examine en connaisseuse. C'est une fille. Tant pis ! On s'en contentera. D'autant que, dans la lignée mâle, la succession est assurée par le petit Paul. Pour s'attirer la bienveillance de sa belle-mère, Catherine propose de donner à sa fille le prénom d'Élisabeth. Mais Sa Majesté n'est pas d'humeur à se laisser attendrir. Elle déclare préférer pour l'enfant le prénom d'Anna que portait jadis sa sœur aînée, la mère du grand-duc. Puis, ayant fait ondoyer le bébé, elle l'emporte farouchement dans ses bras, comme elle en a usé, quatre ans plus tôt, avec le frère de cette nouveau-née inutile.
Cet épisode familial une fois dépassé, Élisabeth se consacre au règlement de l'affaire Apraxine. Le feld-maréchal, discrédité, destitué après son incompréhensible reculade face à l'armée prussienne qu'il venait de vaincre, a été frappé, fort à propos, d'un « coup d'apoplexie » à l'issue de son premier interrogatoire. Mais, avant de mourir, et tout en niant sa culpabilité, il a reconnu avoir correspondu avec la grande-duchesse Catherine. Or, Élisabeth ayant formellement interdit à sa bru d'écrire à qui que ce soit sans en informer les personnes chargées de sa surveillance, il y a là un crime impardonnable de rébellion. Les proches de la tsarine attisent ses soupçons à l'encontre de la grande-duchesse, du chancelier Alexis Bestoujev et même de Stanislas Poniatowski, tous suspectés d'intelligence avec la Prusse. Le vice-chancelier Vorontzov, dont la nièce est la maîtresse du grand-duc et qui, depuis longtemps, rêve de remplacer le chancelier Bestoujev à son poste, accable Catherine, qu'il rend responsable de tous les malheurs diplomatiques et militaires de la Russie. Il est soutenu dans ses attaques par les frères Chouvalov, oncles d'Ivan, le favori d'Élisabeth. Même l'ambassadeur d'Autriche, le comte Esterhazy, et l'ambassadeur de France, le marquis de L'Hôpital, appuient la campagne de dénigrement déclenchée contre Alexis Bestoujev. Comment ne pas se laisser impressionner par un tel acharnement dans la dénonciation ? Après avoir écouté ce concert de reproches, Élisabeth prend sa décision dans le secret de sa conscience.
Un jour de février 1759, alors qu'Alexis Bestoujev assiste à une conférence ministérielle, il est interpellé et arrêté sans explication. Au cours d'une perquisition à son domicile, les enquêteurs découvrent quelques lettres de la grande-duchesse et de Stanislas Poniatowski. Rien de compromettant, certes ; pourtant, dans ce climat d'obscure vengeance, les moindres motifs sont bons pour régler leur compte aux gêneurs. Bien sûr, dans tous les pays, quiconque touche à la haute politique court le danger d'être jeté bas aussi rapidement qu'il est monté au pinacle. Mais, parmi les nations dites civilisées, les risques se limitent à un blâme, à une destitution ou à une mise à la retraite d'office ; en Russie, patrie de la démesure, les coupables peuvent être condamnés à la ruine, à l'exil, à la torture, voire à la mort. Dès qu'elle a senti sur sa nuque le vent de la répression, Catherine a brûlé ses vieilles lettres, ses brouillons, ses notes personnelles, ses livres de comptes. Elle espère qu'Alexis Bestoujev a pris la même précaution.
En vérité, l'impératrice, tout en condamnant son ancien chancelier, souhaite elle aussi qu'il en soit quitte pour une grande frayeur et pour la perte de quelques privilèges. Est-ce à la fatigue de l'âge ou aux souvenirs d'une vie de combat et de débauche qu'elle doit cet accès d'indulgence ? Réflexion faite, pour cet homme qui a si longtemps travaillé à ses côtés, elle préférerait un châtiment en demi-teinte plutôt qu'un verdict sans appel. Une fois de plus, on la louera d'être « la Clémente ». Elle a d'autant plus de mérite à modérer sa rancune contre Alexis Bestoujev que d'autres membres du « complot anglo-prussien » lui paraissent, eux, inexcusables. Ainsi demeure-t-elle de marbre devant le grand-duc Pierre qui se jette à ses pieds, jure qu'il n'est pour rien dans ces maladresses politiques et que seuls Bestoujev et Catherine sont coupables de concussion et de trahison. Écœurée par la bassesse de son neveu, Élisabeth le renvoie dans ses appartements, sans un mot de pardon ni un éclat de colère. Pour elle, il a cessé de compter. Et même d'exister.
Tout autre est son attitude devant la conduite « inqualifiable » de sa bru. Pour se disculper, Catherine lui a envoyé une longue lettre, rédigée en russe, dans laquelle elle lui confie son désarroi, proteste de son innocence et l'implore de la laisser repartir pour l'Allemagne, afin d'y retrouver sa mère et de s'incliner sur la tombe de son père, mort entre-temps. L'idée d'un exil volontaire de la grande-duchesse paraît à Élisabeth si absurde et si déplacée dans les circonstances actuelles qu'elle ne répond pas à cet appel au secours. Allant plus loin, elle choisit même de punir Catherine en la privant de sa meilleure camériste, Mlle Vladislavov. Ce nouveau coup achève d'abattre la jeune femme. Dévorée de chagrin et de crainte, elle se met au lit, refuse toute nourriture, se prétend malade d'âme et de corps et, au bord de l'inanition, ne veut surtout pas être examinée par un médecin. En revanche, elle supplie l'obligeant Alexandre Chouvalov d'appeler un prêtre pour l'entendre en confession. On prévient le père Doubianski, aumônier personnel de la tsarine. Ayant reçu les aveux et les marques de contrition de la grande-duchesse, il lui promet de plaider sa cause auprès de Sa Majesté. Au cours d'un entretien avec son « auguste pénitente », le prêtre lui peint si bien la douleur de sa belle-fille, laquelle, après tout, n'a à se reprocher qu'un dévouement maladroit à la cause de la monarchie, qu'Élisabeth promet de méditer sur le cas de cette étrange paroissienne. Catherine n'ose encore espérer un retour en grâce. Cependant, l'intervention du père Doubianski a dû être convaincante car, le 13 avril 1759, Alexandre Chouvalov retourne voir Catherine dans la chambre où elle dépérit d'angoisse et lui annonce que Sa Majesté la recevra « aujourd'hui même, à dix heures du soir ».
1 C'est le début de la guerre dite de Sept Ans.
XI
ENCORE UNE CATHERINE !
Avant d'aborder cette fameuse rencontre du 13 avril, l'impératrice et la grande-duchesse savent l'une et l'autre qu'elle déterminera pour toujours le ton de leurs relations. Chacune de son côté a fourbi ses arguments, ses griefs, ses ripostes et ses excuses. Imbue de son pouvoir discrétionnaire, Élisabeth n'ignore pourtant pas que sa bru, avec ses trente ans, sa peau lisse et sa denture intacte, a sur elle l'avantage de la jeunesse et de la grâce. Elle enrage d'avoir passé la cinquantaine, d'être envahie de graisse et de ne plus séduire les hommes que par son titre et son autorité. Tout à coup, la rivalité de deux personnages politiques devient une rivalité de femmes. Le bénéfice de l'âge joue pour Catherine, celui de la position hiérarchique pour Élisabeth. Afin de bien marquer sa supériorité sur la quémandeuse, la tsarine décide de la faire attendre dans l'antichambre assez longtemps pour qu'elle use ses nerfs et perde ses moyens de séduction. Alors que l'audience a été fixée à dix heures du soir, Élisabeth ne donne l'ordre d'introduire Son Altesse dans le salon qu'à une heure et demie du matin. Pour avoir des témoins de la leçon qu'elle se propose d'infliger à sa belle-fille, elle a demandé à Alexandre Chouvalov, à son favori Ivan Chouvalov et même au grand-duc Pierre, le mari de la coupable, de se dissimuler derrière de grands paravents et de n'en bouger sous aucun prétexte. Si elle n'a pas convié Alexis Razoumovski à l'organisation de cet étrange affût familial, c'est que, tout en demeurant son confident attitré, la « mémoire sentimentale de Sa Majesté », il a vu, depuis peu, son étoile pâlir et a dû céder la place, « pour l'essentiel », à de nouveaux venus plus ingambes. Aussi l'« affaire Catherine-Pierre » échappe-t-elle à sa compétence. Cette entrevue devant être déterminante aux yeux d'Élisabeth, elle en a réglé les moindres détails avec une minutie d'entrepreneur de spectacles. Seuls de rares lumignons brillent dans la pénombre pour accentuer le caractère inquiétant du face à face. Dans un plat en or, l'impératrice a déposé les pièces à conviction : quelques lettres de la grande-duchesse saisies chez Apraxine et chez Bestoujev. Ainsi, dès le premier regard, l'intrigante sera confondue1.