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A l'autre extrémité du quadrille, Anna et son mari, le duc Charles-Frédéric de Holstein, sont également consternés par l'éventualité d'un mariage qui, sous prétexte de servir les intérêts de Pierre Alexeïevitch, contribuerait en réalité à renforcer l'hégémonie de son futur beau-père, Menchikov, et éloignerait encore un peu plus sûrement du trône les deux filles de Pierre le Grand. S'estimant sacrifiées, mais pour des raisons différentes, Anna et Élisabeth se jettent aux pieds de leur mère et la supplient de renoncer à l'idée de ces scandaleuses fiançailles qui, en somme, ne satisfont que leur instigateur, le tortueux Menchikov. Elles sont soutenues dans leurs récriminations par l'ennemi juré de ce dernier, le comte Tolstoï, qui enrage de voir son concurrent direct asseoir son autorité en mariant sa fille avec l'héritier de la couronne de Russie. Catherine paraît troublée par ce concert de lamentations, promet de réfléchir à la chose et congédie tout le monde sans avoir pris la moindre décision ni avancé la moindre promesse.

Le temps passe et l'abattement d'Anna et d'Élisabeth s'accentue de jour en jour, tandis que le duc Charles-Frédéric de Holstein supporte de moins en moins la morgue qu'affiche Menchikov, assuré de sa prochaine victoire. Déjà on commente ouvertement, en ville, le mariage imminent du tsarévitch avec la noble et belle demoiselle Marie Menchikov. On parle aussi, en sourdine, des sommes fabuleuses que le père de la fiancée aurait touchées de différentes personnes soucieuses de s'assurer sa protection dans les années à venir. Certains se rappellent pourtant que, quelques mois auparavant, à la suite d'une indisposition, la tsarine, saisie d'inquiétude, avait laissé entendre qu'après sa mort ce serait sa fille cadette, Élisabeth, qui devrait hériter de la couronne. Ce souhait semble totalement oublié à présent. Élisabeth s'en désole comme d'un désaveu de sa mère, mais, étant d'un caractère réservé, elle se garde de revenir à la charge. Son beau-frère, le duc Charles-Frédéric, est moins accommodant. Bien que la cause paraisse désespérée, il entend se battre, pour Anna et pour lui-même, jusqu'à la limite de ses forces. Il veut coûte que coûte arracher à sa belle-mère un testament en faveur de son épouse.

Or, Catherine est trop faible maintenant pour soutenir une discussion aussi contraignante. Retirée dans ses appartements du palais d'Hiver, elle a de la difficulté à parler et même à réunir deux idées. On chuchote, derrière les portes de sa chambre, que la sénilité précoce de Sa Majesté est la rançon de ses excès de nourriture, de boisson et d'amour. Dès le 8 mars 1727, Johann Lefort, résident de Saxe à Saint-Pétersbourg, écrivait à son gouvernement, dans un français imagé et approximatif : « La tsarine doit être sévèrement attaquée d'une enflure aux jambes qui monte à la cuisse et qui ne signifie rien de bon ; on tient cela pour une cause bacchique4. Malgré les mises en garde du méde-cin, le gendre de Catherine s'acharne à la questionner sur ses intentions. Mais elle est incapable de lui répondre, ni même de le comprendre. Le 27 avril 1729, elle se plaint d'une oppression douloureuse dans la poitrine. Les yeux hagards, elle délire. L'ayant examinée froidement, Charles-Frédéric dit à Tolstoï :

« Si elle trépasse sans avoir dicté ses volontés, nous sommes perdus ! Ne pouvons-nous la persuader sur-le-champ de désigner sa fille ?

— Si nous ne l'avons fait plus tôt, il est trop tard5 ! » répond l'autre.

Durant quarante-huit heures, les proches de l'impératrice guettent l'instant du dernier soupir. Ses filles et Pierre Sapieha sont au chevet de la malade. A peine a-t-elle repris un peu de conscience que les syncopes reviennent, chaque fois plus longues, plus profondes. Tenu au courant, heure par heure, de l'état de la tsarine, Menchikov réunit le Haut Conseil secret et entreprend la rédaction d'un manifeste testamentaire que l'impératrice n'aura qu'à signer, fût-ce d'un gribouillage, avant de mourir. Sous l'autorité du prince sérénissime, les membres de l'assemblée restreinte se mettent d'accord sur un texte stipulant que, selon la volonté expresse de Sa Majesté, le tsarévitch Pierre Alexeïevitch, encore mineur et promis comme époux à la demoiselle Marie Menchikov, succédera, le mo-ment venu, à l'impératrice Catherine Ire et sera assisté, jusqu'à sa majorité, du Haut Conseil secret institué par elle. Si jamais il meurt sans postérité, précise le document, la couronne devra revenir à sa tante Anna Petrovna et aux héritiers de celle-ci ; puis à son autre tante, Élisabeth Petrovna, et aux héritiers qu'elle pourrait avoir. Les deux tantes seront appelées à faire partie dudit Haut Conseil secret jusqu'au jour où leur impérial neveu aura atteint l'âge de dix-sept ans. La combinaison imaginée par Menchikov lui permettra d'avoir la haute main, à travers sa fille, future tsarine, sur les destinées du pays. Cette confiscation déguisée de tous les pouvoirs indigne Tolstoï et ses collaborateurs habituels, tels Boutourline et l'aventurier portugais Dévier. Ils tentent de réagir, mais Menchikov devance leur manoeuvre et riposte en les accusant du crime de lèse-majesté. Les rapports des espions payés par lui sont formels : la plupart des proches de Tolstoï auraient trempé dans le complot. Soumis à la torture, le Portugais Dévier avoue tout ce que le bourreau, maniant le knout avec dextérité, le somme de reconnaître. Lui et ses complices auraient raillé publiquement le chagrin des filles de Sa Majesté et participé à des réunions clandestines tendant à renverser l'ordre monarchique. Au nom de l'impératrice agonisante, Menchikov fait arrêter Tolstoï, qui sera relégué dans le couvent de Solovetsk, sur une île de la mer Blanche ; Dévier est expédié en Sibérie ; pour les autres inculpés, on se contentera de les renvoyer dans leurs terres avec défense d'en bouger. La condamnation du duc Charles-Frédéric de Holstein n'est pas officiellement prononcée, mais, par prudence et par fierté, il se retirera avec son épouse Anna, injustement spoliée, dans leur propriété suburbaine d'Ékaterinhof.