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CEUX QUI FIRENT PLEURER MAGOT

Le général se lève pour s’approcher d’un mur qu’orne une reproduction du Rideau de la Méduse de Géricault. Il la prend par le bas, la soulève et la fait pirouetter. Sur l’autre face est collée une carte de l’Europe du Nord. Il lève le bras et sa dextre va caresser une partie de la Finlande lapone.

— Dans cette région s’est achevé il y a quatre ans, le premier épisode d’une odyssée extraordinaire, nous préambule-t-il, d’un ton à commander la manœuvre d’une descente de cercueil dans un tombeau.

Il a un ébrouement de chien mouillé qui vient de calcer une corniaude sous la pluie.

— Un homme, un ingénieur soviétique, a réussi un exploit impossible.

— Ce sont les plus beaux, laisse tomber Achille qui ne saurait laisser s’écouler cent vingt secondes sans ramener sa fraise.

Durdelat opine.

— Mais ils sont rares ! ajoute-t-il.

— C’est ce qui en fait le prix, derniermote Pépère.

Bon, s’ils commencent une partie de ping-pong à coups de lieux communs indigents, moi je vais aller aider le chauffeur d’Achille, lequel brique la Rolls à la peau de chamois, comme chaque fois qu’il doit attendre son maître.

Mais le général renonce à poursuivre la joute et reprend le cours navigable de son récit :

— L’ingénieur en question se nommait Mikhael Strogonoff.

— Oh ! oh ! l’imparfait ! exclame le Scalpé.

— Hélas !

— Doit-on en conclure qu’il…

— On doit.

Alexandre Durdelat soupire.

— Nous vous écoutons, mon général, initiativé-je.

L’officier extrêmement supérieur acquiesce. Dès lors il parlera en me regardant exclusivement.

— A cent quarante kilomètres de la frontière finnoise, en Laponie soviétique, un grand géologue russe, Vladimir Boufmapine, a trouvé, par de savantes déductions, un gisement de factotum exubérant. Sans doute ignorez-vous, comme je l’ignorais moi-même, ce qu’est le factotum exubérant. Il s’agit là d’un minerai d’une grande rareté (on n’en connaît que trois gisements à ce jour, et encore ceux-ci sont-ils peu productifs) dont la propriété est de désintégrer tout ce qui est métallique dans un rayon de cent mètres carrés. Dix grammes de factotum exubérant anéantiraient la tour Eiffel en quelques minutes, pour vous donner un aperçu de son efficacité.

— Mazette ! lance le Dabe.

Pour lui, cette exclamation vient de sortir et il en use d’abondance.

— N’est-ce pas ? renchérit le général.

— Comment l’extrait-on, s’il neutralise ce qui est métallique ?

— Bonne question ! approuve notre terlocuteur. Eh bien, mon cher ami, pour pouvoir exploiter le minerai en question, les Soviétiques ont réalisé un outillage sophistiqué tout en fibre de verre.

— Et comment le conservent-ils ? poursuis-je.

Durdelat me désigne à Chilou.

— Voilà un homme dont la cervelle ne chôme pas !

Le Vieux a un rire tordu qui découvre ses molaires en or. Jaloux ! Les compliments, c’est lui qui doit les faire. Privilège du seigneur. Que d’autres m’en adressent le fout en renaud.

— Oui, je l’ai pas mal dressé, dit-il.

— Pour en revenir à votre question, San-Antonio, le factotum exubérant est placé, au fur et à mesure qu’on l’extrait, dans un récipient de ciment dont les parois ont dix centimètres d’épaisseur.

— Il se présente sous quel aspect ?

— Cela ressemble à des pépites d’or. Il en est de minuscules et d’autres qui atteignent la grosseur d’un haricot.

— Très bien ; revenons à votre ingénieur, mon général.

Là, Achille explose :

— Je vous en prie, San-Antonio, vous n’allez tout de même pas questionner un général à quatre étoiles !

— Laissez, Achille, fait Durdelat en souriant, ce garçon s’intéresse à l’affaire, que peut-on espérer de mieux ?

— Il doit s’y intéresser « à travers moi » quand il a la chance que je sois présent. Ce n’est pas à un glorieux militaire chevronné tel que vous que je vais rappeler les lois hiérarchiques les plus élémentaires, Alexandre !

— Je vous trouve bien formaliste, mon bon Achille. Généralement, le rôle d’un disciple consiste à suppléer le maître.

Chilou hausse ses épaules de jockeyclubman. Il est bougon, déconfit par l’attitude de Durdelat qui, visiblement, me marque plus d’intérêt qu’à lui.

— Que vouliez-vous savoir ? fait l’officier supérieur en m’apostrophant.

Du menton, je désigne mon chef vindicatif :

— M. le directeur va vous le dire.

Le big boss des Services secrets réprime un sourire commisérateur.

— Eh bien, Achille ?

Mais Crâne-d’œuf (de dinosaure) reste coi.

— Beû… cela m’échappe. Cet animal de San-Antonio m’a distrait par ses sottes interventions. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais aller uriner : c’est le jour de mon diurétique.

Il quitte la pièce.

Alexandre Durdelat se penche sur mon oreille parfaitement ourlée.

— Ne deviendrait-il pas gâteux, mine de rien ? me demande-t-il.

— Je pense qu’il n’a plus à le « devenir », réponds-je.

— Faut-il qu’il dispose d’appuis puissants pour se maintenir à son poste dans cet état !

— La Maison tourne rond, éludé-je ; n’est-ce pas l’essentiel ?

— Vous me plaisez ! déclare tout net mon hôte en me claquant le dos.

— Nous pourrions profiter de ce tête-à-tête pour parler de l’affaire, mon général ? Mon vénéré directeur est chicané par une prostate pernicieuse qui rend ses mictions interminables. Parlez-moi de ce fameux ingénieur, par pitié.

Durdelat emplit nos coupes.

— Comme vous le pressentez, il est le héros de l’histoire, San-Antonio. Je sais peu de choses de lui, assez toutefois pour m’en faire une idée. Grand-père appartenait à la cour de Nicolas II, fusillé pendant la révolution d’octobre. Son père a passé des années en détention sous Staline, bien qu’il eût été un physicien de valeur. Et lui, Mikhael Strogonoff, se lance à corps perdu dans les études. Il s’inscrit au Parti, devient un militant fiévreux. Son hérédité est oubliée. Il obtient des postes importants. Pour finir, il est nommé directeur au Centre d’exploitation du factotum exubérant. Mais depuis toujours il n’a qu’une idée : quitter l’Union soviétique, gagner l’Ouest et mettre ses connaissances au service des Américains.

« Il juge que l’occasion de réaliser ses vœux est venue quand il se trouve dans la région de Tirpine, près de la frontière finlandaise. La mise au point du projet est longue, délicate, mais son obstination est la plus forte. Il surmonte toutes les difficultés. Il attend l’hiver, période où les voyages sont particulièrement difficiles dans cette partie de la Russie du Nord. Au camp, ils disposent de chenillettes des neiges pour leurs déplacements. Des mois durant, Strogonoff a imposé à son entourage l’une de ses marottes : la chasse. Le soir venu, il va dans la forêt poser des pièges et, bien qu’étant un amoureux de la nature, il fait des ravages parmi les carnassiers qui hantent ce point déshérité du globe.

« Au jour dit, Mikhael Strogonoff a remplacé, dans la chambre forte où est stocké le minerai, l’un des caissons de ciment par un autre qui est vide, après avoir peint sur ce dernier le numéro de l’autre servant à la répertoration. Il a décidé de partir avec ce butin pour prouver sa bonne foi à ses futurs collègues occidentaux.

« Par une nuit sans lune, il quitte la mine au volant d’une chenillette. Le caisson de factotum exubérant est dissimulé à bord du véhicule, sous un amoncellement de pièges. Avant de s’en aller, il a mis hors d’usage les autres chenillettes. Et le voilà qui joue son va-tout à travers cette nature que le dur hiver rend presque impraticable. »