Выбрать главу

La mère Hortense apporte la nouvelle quille de rouille. Durdelat se la décoiffe d’un coup de sabre de cavalerie (il l’a prélevé sur une panoplie). Achille, qui continue de faire la gueule, refuse de nouveau de participer aux libations.

Le général se téléphone en P.C.V. une coupe tellement remplie que la mousse dégouline par-dessus.

— Avez-vous une idée de ce que j’attends de vous, San-Antonio ? me demande-t-il.

— Evidemment, mon général : vous voulez que j’aille récupérer le caisson de factotum exubérant !

Il opine.

— Affirmatif, commissaire. La chose s’énonce aisément, mais sa réalisation est une autre paire de manches ! J’ai l’impression que le secteur où gît — si toutefois il s’y trouve encore au moment où nous parlons — ce minerai de mes fesses continue d’être sous la loupe soviétique. Pour le retrouver, il va falloir jouer serré, et pour l’amener jusqu’ici, plus encore.

Le Vioque se lève et vient à nous.

— Pas de pleurnicheries, Alexandre. Je vous l’apporterai sous peu, affirme-t-il. Venez, San-Antonio, il faut que je prépare l’opération !

RUSSE DE SIOUX

C’est beau, le courroux des chefs. Bataille d’aigles ! Combat singulier ! Affrontement de haut niveau ! Ils sont dressés sur leurs pattes, bec à bec, leurs yeux de profil soudain de face, par une espèce de semi-énucléation consécutive à la colère. Leurs tronches montent, descendent, remontent. Leur toisement devient insoutenable.

Le général finit par dire :

— Ah ça ! Achille, vous me la baillez belle !

Répertoire archaïque, mais le langage ganache s’impose. Chez ces hommes-là, il est un moment où tu dois libérer le flux de tes origines. Culottes de peau, père en fils, chez les Durdelat. Ses aïeux les plus lointains étaient déjà traîneurs de sabres, exhortaient la troupe à mourir en termes à la fois altiers et pathétiques. Y en a-t-il eu des « palsambleu ! » (dont l’origine, je suppose est : par le sang bleu !) dans leurs converses, aux ancêtres, des « pour l’amour du Christ », des « pour la gloire de la patrie et l’honneur des armes » ! J’arrête ! Ça me ferait chialer ! Alors là, tu penses que « vous me la baillez belle » n’est que broutille. De quoi se la rincer au robinet de l’évier !

— Vraiment, Alexandre ? semble s’étonner le Vioque.

A nouveau, le manège gallinacien de leurs têtes braquées l’une sur l’autre, qui montent et descendent.

Puis le général articule :

— Je vous ai demandé de me prêter le commissaire San-Antonio ; sous-entendu : pour cette opération, nous ourdissons de concert un plan d’action. Cette occulte mission échappe radicalement à vos compétences, mon cher !

— Quand c’est mon « meilleur bras droit » qui l’exécute ? J’en ris, Alexandre. Vous faites appel à nous puisque vos propres Services ne sont pas capables de la mener à bien, selon votre propre aveu, mais dès lors, c’est moi qui la mets sur pied ; sinon je reprends MON San-Antonio, et, bonsoir, général !

Silence.

Durdelat cesse de jouer au coq de combat.

Il soupire :

— Je crains fort que vous ne soyez devenu un vieux con, Achille. Un vrai vieux con mâtiné de gâtisme.

Suffoqué, le Dabe émet une sorte de cri désespéré de mouette renonçant à suivre trop au large les résidus comestibles d’un navire. Il maigrit de dix kilos dans les dix secondes qui suivent, encaisse dix années de plus, se fripe complètement des bourses.

— Mesurez-vous ce que vous venez de me dire devant témoin, général ?

— Pleinement, monsieur le directeur.

— Si, avant la fin de la journée, je n’ai pas reçu vos excuses écrites, demain je vous enverrai mes témoins !

— A votre guise, monsieur le directeur ; je vous laisse le choix des armes.

Achille se cambre.

— Venez, San-Antonio !

Alors ma pomme, pour tout te dire, j’explose :

— Non mais, ça ne va pas, les vieux ! Vous êtes en pleine andropause ou quoi ? Vous battre en duel ! Deux éminents serviteurs de la France ! Les mânes de Richelieu doivent se retourner dans leur tombe ! Je vous imagine sur le pré, avec votre parkinson qui démarre ! Maniant le revolver ou l’épée en sucrant les fraises. C’est pour un film des Marx Brothers ! Moi, je raconte ça aux gazettes, illico vous êtes invités à faire valoir vos droits à la retraite ! Cinq-Mars et de Thou ! Remake ! Rendez-vous au bois pour ferrailler devant les travelos brésiliens ! Mais bordel de merde, mes seigneurs, restez avec nous ! Tiens, je vous invite à déjeuner ; oui, moi, l’humble commissaire, je traite les huiles, mes moyens me le permettent. Et dans une boîte dont votre standing n’aura pas à souffrir. Là, autour d’une table chargée de mets délicats et de bons vins, nous élaborerons TOUS LES TROIS la tactique idéale. Déjà une idée me trottine dans le cervelet. Vous en resterez sur le cul. Ça joue ?

Un instant, je me demande s’ils ne vont pas me lyncher à coups de statues d’albâtre, de pendule de bronze, de sulfures anciens ; me trucider avec les armes de collection accrochées sur le papier peint défraîchi ! M’enfoncer le tisonnier de fer forgé de la cheminée dans les miches ! S’entendre traiter de fossiles, de vieux crabes flageolant par un « jeunot », ça leur dépasse l’entendement, leur liquéfie les méninges, les fait pisser rouge dans leurs hardes.

Leurs yeux dépolis par le temps reprennent de l’intensité. Ils me dardent, me lardent, transpercent, déchiquettent, éventrent, écouillent, égorgent, dépècent. Les voilà unis par l’indignation. Ils se raiment de tant me haïr. Leurs réprobations jumelées me néfastent complètement. Je deviens scorie, déchet humain, déjection porcine, tronçon abject. Ils me refusent, me déveulent, m’annulent ! Je leur fais plus partie ! C’est le bannissement ferme et définitif. Le non-avènement catégorique.

Ils dépensent une telle énergie à me conspuer que ça les affaiblit. Ne savent par quel bout me saisir pour me jeter loin d’eux. Faut en sortir. C’est eux qui vont périr de ce coup-là ! Ils sont déjà aux rives du coma.

Alors, mézigue, tout joyce, mains aux fouilles, relax, le sourire en tranche de noix de coco, de leur dire :

— Bon, alors ? Je donne ma démission ou on va se remplir de foie gras ?

Miracle ! La détente s’opère. Ils éclatent de rire. Ça monte, ça s’enfle, ça n’en finit plus. Ils pleurent. Ils pleuvent. Se claquent le michier, en perdent leurs os, s’étouffent. Les nerfs, tu comprends ? Ils ont beau être des vieux schnocks, ça compte toujours, le système. Au contraire, c’est encore plus fragile que chez les bipèdes normaux.

On s’accolade en triangle. On se claque les endosses. Ross, le clergyman qui sert de chauffeur-valet à Chilou ne sait plus ce qui déboule dans sa Rolls. Il nous croit soûls. Réprobationne à outrance. Il se dit que la France, décidément, y a pas grand-chose à espérer d’elle !

Le repas fut copieux, avec beaucoup d’apprêt. Comme je leur avais parlé foie gras, on est allés chez Lamazère. On l’a arrosé d’un sauternes de grand style : un Sainte-Croix-du-Mont de chez Brun Emile (du 1955, en magnum). La vraie orgie ! Ensuite on a pris une omelette noire de truffes accompagnée d’un Cheval Blanc 67 plutôt indicible. Après ça, les deux ganaches étant remplies, elles ont décliné le frometon et on est passés directo au dessert glacé accompagné d’une salade de fruits exotiques. Le général a tenu à offrir sa tournée de calva hors d’âge (entre conscrits, on se soutient !). Le patron a remis sa rasade géante ; pour pas être en reste, Achille a commandé une rouille de Laurent Perrier rosé frappée jusqu’au sang, si bien que quand on a eu fini les agapes, y avait de la beurranche dans l’air, surtout chez Durdelat qui tenait absolument à ce qu’on aille se faire sucer la tige chez une dame patronnesse de ses relations, entourée de jeunes filles compréhensives que le général prétendait issues de la bonne société (mais les fins de mois sont dures pour les étudiantes). Achille a refusé, alléguant qu’il avait son « manger » qui l’attendait. Moi, j’ai prétexté qu’il me fallait commencer mes préparatifs d’expédition.