Comme tous les gens âgés, elle n’a que le souci d’elle-même, Marie Tournelle. Les problèmes des autres ne la concernent plus. L’âge fait taire la curiosité entre autres. Qu’on débarque dans sa crèche d’agonisants en goguette ne la surprend pas. C’est comme ça. On est là, et puis voilà.
Malgré tout, pour la bonne règle, je lui tisse un petit canevas maison. Journalistes, nous sommes, habitués de l’Auberge Saint-Hubert. On y a fait la connaissance de Riri. Sympathique garçon, en vérité. Spirituel, cœur sur la main, beau, intelligent, et tout et tout, on lui tartine son cœur de mère, à Marie. Lui mouille et remouille la compresse pour s’attirer ses bienveillances. Note que son fils, maintenant, il est loin de l’asile. Il s’efface doucettement dans ses passés, à la brave femme. Il appartient à une autre époque révolue de fond en comble.
Et bibi, imperturbable, d’expliquer qu’on va écrire un beau livre sur l’affaire de Bruyère. Un gros, avec photos, pour bien narrer l’histoire, ses tenants et aboutissants dramatiques.
Je la branche sur le feu comte. Là, elle décarre à la manivelle. Au début il se produit des ratés, ça tousse et s’arrête, faut recommencer, y aller dans l’obstination gentille. Pas chialer sur le starter tant que le cerveau est froid. Et puis ça se met à tourner à peu près rond, en continu. Et ainsi, on obtient le pedigree à M’sieur de Bruyère, tout bien : elle qui lui a servi de nourrice sèche, positivement, avant qu’elle se fasse épouser par Tournelle, le valet d’écurie, mort il y a longtemps d’un grand coup de sabot dans les couilles en soignant une jument rétive. Le petit comte elle le dit bien : bouclé et déjà vicomté, gentil. La manière qu’elle le branlait un peu dans son berceau pour l’endormir, à la mode paysanne d’autrefois, si efficace. Et puis il grandit. Il est studieux. Premier partout. Il l’aime comme une seconde maman, sauf qu’un matin, il l’enfile, la Marie, tout de go, tandis qu’elle raccrochait les rideaux de sa chambre, juchée sur un escabeau.
Le chéri !
Il était en train de potasser un énorme vilain bouquin relatif à la sémantique dans le mongolien moyenâgeux. Elle accrochait ses rideaux. Il est venu par-derrière, lui a filé la main au réchaud, droit direct, si vivement qu’elle est tombée de l’escabeau. Sans se blesser heureusement car elle a pu s’agripper à Clotaire in extremis (un latiniste comme lui, ç’eût été malheureux, merde !). Ensuite, elle a eu beau protester, lui dire que ça n’était pas sérieux, il l’a embroquée de première, sur son plumard vicomtal, rrran ! Une ardeur d’intellectuel surchauffé. Y a qu’eux pour bien baiser, elle assure, Marie. Si l’intelligence est pas de la partie, tu n’obtiens qu’un coït de taureau. Elle a bien vu avec son mari, ce con, qui fourrait comme il bouffait, les coudes écartés, en faisant un bruit de pompe dégrenée.
Par la suite, il a continué de la tromboner de-ci de-là, sa nounou ; pas souvent, une ou deux fois l’an, selon les circonstances. Un type bien, le comte. Un érudit, mais pas maniaque de son savoir, aimant manger et piner, monter à cheval, boire de bons vins. L’homme complet, quoi. D’une gentillesse extrême. Toujours partant pour aider Pierre, Paul, Jacques et les autres. Il aimait s’offrir les femmes mariées, ça ne créait pas de complications. Il possédait une collection de salopes voisines, toujours partantes pour une belle tringlée devant un bon feu de cheminée, arrosée de champagne millésimé.
La vie bien comprise, en somme. Il avait du blé, des terres, des culs, des livres. Savait se faire aimer. Ses travaux étaient reconnus dans le monde entier et il possédait des décorations pis que le maréchal Goering. Des qui lui venaient des Indes, avec des éléphants, d’autres qui comportaient des cocotiers. Tout allait pour le mieux lorsqu’un jour, ayant passé des vacances à Monaco, chez un ami, il a ramené Amélia, une actrice anglaise rencontrée à bord d’un yacht. Et c’est là que tout a changé, basculé. Cette gonzesse, une vraie pommade ! Y avait pas plus chiante qu’elle. Capricieuse et cynique, toujours en quête d’exigences nouvelles à imposer. La vie au château de Bruyère est devenue un calvaire. Les domestiques sont partis l’un après l’autre, à l’exception de Marie et de son rejeton. La débâcle, quoi. Le comte a perdu son entrain, sa joie de vivre. Il ne parvenait plus à travailler, tellement qu’elle lui concassait les roustons, Amélia, avec ses gueulantes et réprimandes, folies en tout genre, débordements. Qu’à la fin, il a plus pu y tenir, Clotaire. Et ç’a été la rupture au bout de deux ans. Il a dû lui lâcher le gros paxif, à cette garce. Mais la liberté, ça n’a pas de prix. Tout cela remonte à une dizaine d’années. Ensuite, ça n’a plus été pareil à Bruyère-Empot. Le châtelain avait paumé pour tout jamais sa bonne humeur. Il s’est réorganisé comme avant, seulement le cœur n’y était plus, après tout, peut-être l’aimait-il, son Anglaise, va-t’en savoir !
Ayant dit, Marie Tournelle se met à glousser. Justement, on repasse un vieux film d’elle cette semaine, y a son portrait dans Télé 7 Jours : Amélia Black dans La Fille de la Rivière Magique. Elle va chercher la revue sur un guéridon de rotin. Nous montre. On voit une photo de dame brune, mais on lui a crevé les yeux, et alors Marie Tournelle baisse le ton pour nous confier que c’est elle qui a fait ça : un petit brouillon de messe noire. « Crève, charogne ! » disait-elle en énucléant le portrait. Une forme d’incantation à elle, venue de son cœur, spontanément. Artisanale, comme magie, mais quoi, Satan reconnaîtra les siens, non ?
— La comtesse est-elle revenue au château ?
— Non, jamais, mais n’appelez pas comtesse cette saloperie de saltimbanque !
— Elle écrivait encore à son époux ?
— Au début, mais il lui a retourné ses lettres sans les ouvrir, et il a bien fait.
— Vous croyez, vous, que c’est d’Alacont qui a assassiné le comte, son oncle ?
Marie Tournelle crache sur la photo sans yeux et referme le journal. Elle n’a pas retenu ma question. Je la réitère. Bien décidé à la lui seriner jusqu’à ce qu’elle y réponde.
Pinaud s’est endormi dans un fauteuil à trois pattes qui est sur le point de s’écrouler. Quelque part dans l’hospice, un carillon Westminster se met à musiquer, et y a rien de plus horrible à entendre, en dehors des pleurs d’un enfant, qu’un carillon Westminster. Moi, j’sais pas pourquoi, mais ça me fait honte.
C’est humiliant comme des hémorroïdes, un carillon Westminster. Et puis ça fait con, quoi. Ça situe. T’as ceux qui en possèdent un, et t’as les autres. Parmi les autres, y en a qui sont récupérables, des qu’on pourrait arracher au flot fangeux de la connerie, à grand renfort… Qu’on parviendrait à dessiller un brin, juste qu’ils aperçoivent la lumière.
Je répète, en prenant dans les miennes les pattounes ravagées par sa vie de labeur de Marie :
— Vous qui fûtes la plus familière parmi les familiers du comte, sa nourrice, sa révélatrice, sa confidente et, plus encore que le reste, sa servante pendant toute sa vie, vous, brave amie, si pleine de sagesse et de sérénité, dites-moi qui, selon vous, est l’assassin du comte ?
Cette fois, elle ricane dans sa barbe, la mère Tournelle. Une jubilation qui ressemble à un jet de vapeur.
— Allons, allons, allons, qu’elle glapouille par trois fois, kif le général quand il écriait « Hélas, hélas, hélas ! » ce grand chéri, bien marquer son sentiment, le désastreux de l’affaire ; il est sûr et certain que c’est elle qui l’a fait tuer.