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Quand ils sortirent des marais il délirait. Il suait en abondance, sa fièvre était extrême.

Cirocco parvint à contacter une saucisse de passage au matin du second jour. La créature lui répondit par un sifflement aigu et montant que Calvin lui avait traduit par : « D’accord, je lui dirai », mais elle commençait à craindre qu’il ne fût déjà trop tard. Elle regarda la saucisse dériver placidement en direction de la mer gelée et se demanda pourquoi elle avait tant insisté pour qu’ils quittent la forêt. Et s’il le fallait pourquoi ne pas avoir alors emprunté Omnibus, pour survoler le paysage, loin des terribles dangers, comme ces poissons de vase qui refusaient de mourir.

Ses raisons présentes étaient tout aussi valables qu’à l’époque mais cela ne lui ôtait en rien ses remords. Gaby ne supportait pas le vol à bord des saucisses et ils devaient trouver un moyen de sortir. Elle pensait toutefois qu’il devait y avoir des tâches plus faciles et plus satisfaisantes à remplir que d’assumer la responsabilité de la vie des autres et elle était dégoûtée de sa propre existence. Elle voulait être débarrassée, voulait se délivrer de son fardeau sur quelqu’un d’autre. Comment avait-elle pu avoir l’idée de devenir capitaine ? Qu’avait-elle accompli de valable depuis qu’elle avait pris le commandement du Seigneur des Anneaux ?

Ce qu’elle désirait vraiment était simple, mais difficile à trouver : elle cherchait l’amour, tout comme n’importe qui. Bill lui avait dit qu’il l’aimait ; pourquoi ne pouvait-elle pas lui dire de même ? Elle s’en était crue capable, un jour, mais maintenant il était semblait-il au seuil de la mort, et c’était elle la responsable.

Elle cherchait aussi l’aventure. Toute sa vie, l’aventure l’avait guidée, depuis le premier illustré qu’elle avait ouvert, le premier documentaire sur la conquête spatiale qu’elle avait regardé avec des yeux d’enfant émerveillée, jusqu’aux films de cape et d’épée sur écran plat en noir et blanc ou aux westerns en technicolor. Cette soif d’accomplir quelque chose d’héroïque et d’excessif ne l’avait jamais quittée. Elle aurait voulu fondre sur la base des pirates de l’espace, lasers en batterie, se frayer un chemin dans la jungle avec un parti de révolutionnaires farouches pour un raid nocturne sur la place tenue par l’ennemi, partir en quête du Saint-Graal ou détruire l’Etoile Noire. Elle s’était trouvée d’autres raisons, une fois adulte, pour jouer des coudes au collège et s’entraîner à devenir la meilleure possible pour que le jour venu on ne puisse choisir qu’elle pour la mission vers Saturne. Sous ces motifs pourtant, c’était l’aiguillon du voyage et des paysages étranges, l’envie d’accomplir ce que nul autre n’avait accompli, qui l’avait fait atterrir sur le pont du Seigneur des Anneaux.

Maintenant elle l’avait, son aventure. Elle descendait un fleuve à bord d’une coquille de noix, à l’intérieur de la structure la plus titanesque qu’aie jamais contemplé un œil humain ; et l’homme qu’elle aimait était en train de mourir.

L’Est d’Hypérion était un pays de collines douces et de longues plaines parsemées d’arbres tordus par les vents, comme une savane africaine. L’Ophion s’était rétréci, son cours devenait plus impétueux tandis que ses eaux s’étaient inexplicablement refroidies.

Ils dérivèrent à la merci du fleuve pendant cinq ou six kilomètres en longeant des falaises basses qui tombaient abruptement sur la berge. Le Titanic était ingouvernable lorsqu’il prenait trop de vitesse. Cirocco guettait un élargissement du cours d’eau, en quête d’un lieu propice pour accoster.

Elle le découvrit enfin et il leur fallut lutter deux bonnes heures contre le courant en jouant de la gaffe et de l’aviron pour amener leur embarcation sur la côte rocheuse. Elles étaient l’une et l’autre à bout de force. Qui plus est, les réserves de bord étaient épuisées et la contrée semblait peu fertile.

Elles hissèrent le Titanic sur la plage, dérapant sur les roches érodées par les flots. Elles ne s’arrêtèrent qu’après avoir jugé être hors de danger. Bill n’avait même pas conscience de leurs mouvements. Il n’avait plus reparlé depuis un long moment.

Cirocco veilla Bill tandis que Gaby s’endormait comme une masse. Pour se tenir éveillée elle explora le coin sur un rayon d’une centaine de mètres.

Il y avait un léger escarpement à vingt mètres de la rive. Elle le gravit.

La zone orientale d’Hypérion ressemblait à un paradis de fermier : de vastes étendues de terrain rappelaient les champs de blé doré du Kansas. Une illusion gâchée par d’autres secteurs, ceux-là d’une teinte rouille, et d’autres encore d’un bleu pâle mêlé d’orangé. Les champs ondulaient sous le vent comme de hautes herbes. Des ombres noires glissaient sur ce paysage – certains des nuages étaient si bas qu’ils formaient des bancs de brouillard dans le lit des torrents, même en plein soleil.

Plus à l’est, les collines rejoignaient la zone de crépuscule de Rhéa, en prenant progressivement une teinte verte qui devait correspondre à une forêt qui laissait ensuite place, dans l’obscurité, aux contreforts escarpés d’une chaîne de montagnes. Vers l’ouest, le paysage était de plus en plus plat, semé d’étangs et de marigots – le domaine des poissons de vase – dont les eaux reflétaient la lumière du soleil. Au-delà, c’était le vert profond de la jungle tropicale tandis que plus haut sur la courbe apparaissaient de nouvelles plaines qui se fondaient dans le crépuscule d’Océan au seuil de sa mer gelée.

Son examen des collines lointaines lui révéla un groupe d’animaux : des points noirs sur l’arrière-plan jaune. Deux ou trois semblaient plus gros que les autres.

Elle s’apprêtait à retourner vers leur tente lorsqu’elle entendit la musique. Elle était si faible et si lointaine qu’elle l’avait perçue déjà depuis quelque temps, en fait, sans s’en être rendu compte. C’était un groupe d’accords rapides suivis par une note soutenue d’une douceur et d’une pureté bouleversantes. C’était un chant qui parlait de lieux calmes et d’un bonheur qu’elle pensait ne plus jamais rencontrer, un chant qui lui était aussi familier qu’une berceuse.

Elle s’aperçut qu’elle pleurait doucement, immobile et sans bruit pour ne pas faire fuir le vent. Mais le chant s’était envolé.

La Titanide les découvrit alors qu’elles démontaient la tente avant de déplacer Bill. Elle se tenait au sommet de l’escarpement gravi par Cirocco la veille. Cette dernière attendit pour faire le premier mouvement mais la créature semblait avoir la même idée.

Le terme le plus adéquat pour qualifier l’être était : centaure. Sa partie inférieure affectait la forme d’un cheval, sa moitié supérieure était humaine à un degré effrayant. Cirocco avait envie de se pincer pour y croire.

Ce n’était pas un centaure tel que les imaginait Disney ; il n’avait non plus guère de rapport avec le modèle grec classique. Pourvu d’une toison abondante, son trait dominant restait toutefois une peau nue et pâle. Une pilosité multicolore cascadait sur sa tête, sa queue, sur la partie inférieure de ses quatre jambes et sur ses avant-bras. Le plus étrange dans cette créature demeurait cette toison entre ses antérieurs, en un point où tout cheval qui se respecte – et Cirocco s’efforçait d’en garder à l’esprit l’image – n’arborait qu’un cuir absolument lisse. La créature tenait une crosse de pasteur et, hormis quelques ornements de petite taille, allait entièrement nue.

Cirocco était certaine qu’il s’agissait de l’une de ces Titanides mentionnées par Calvin, quoiqu’il eût commis une erreur de traduction. Il – ou plutôt elle car Calvin avait souligné que ces êtres étaient tous femelles – n’avait pas six jambes mais bien six membres.