— Dis, chéri, tu penses à la fête de l’école, samedi.
— Bien sûr.
— Il faut être là à dix heures au plus tard, c’est l’heure où Julien fait son sketch avec le petit Clément.
— Un sketch, le petit Clément ? C’est pas son copain qui bégaie ?
— Il ne bégaie plus depuis que sa mère l’a emmené voir un psychothérapeute. En trois séances c’était réglé.
— Pas ce soir, Minou…
— Ça fait des mois que ça dure, on ne peut pas continuer comme ça ! Tu fais tout le temps la gueule, tu n’es jamais là même quand tu es là, rien ne t’intéresse, tu ne me vois plus, j’ai l’impression d’être transparente, je ne t’ai jamais connu comme ça. Tu veux que je te dise ? Tu fais une dépression. Et le pire, c’est que tu le sais.
Je m’assois, pris de faiblesse. Je ne devrais pas, c’est comme avouer qu’elle a raison.
— Oui, une dépression, je sais que c’est un mot qui te fout la trouille mais il faut que tu l’admettes, sinon ça ne s’arrangera jamais. C’est une maladie comme une autre, ça se soigne. Quelque chose te rend malheureux, on va trouver quoi. Si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour nous.
Elle me pose la main sur l’épaule. J’ai envie de hurler mais les enfants dorment dans la pièce à côté.
— Tout ce que je veux, c’est te voir heureux.
En quittant l’immeuble, je jette un dernier coup d’œil à la plaque : François RÉGENT. Psychiatre. Psychanalyste. Je ne sais même plus comment j’ai eu son adresse. Mon généraliste, sans doute. Ou Jean-Luc, mon collègue. Peu importe. Catherine m’attend, appuyée contre le capot de la voiture, elle jette une cigarette dans le caniveau quand elle me voit et sourit.
— Ça s’est passé comment ! ?
— Démarre.
J’ai accepté ce rendez-vous parce qu’il me terrorisait. Raison suffisante pour voir ce qu’il y avait derrière. Ai-je donc tant de choses que ça à me cacher ? Je n’ai jamais eu peur de rien, avant aujourd’hui.
— Alors, raconte !
Le docteur Régent m’a fait asseoir dans un fauteuil en vis-à-vis du sien, et le quart d’heure le plus pénible de mon existence a commencé.
— Tu savais, Minou, qu’il y avait soixante secondes par minute ?
— … ? Je l’ai appris à l’école…
— Tu l’as appris, mais tu n’en as aucune preuve tangible. Tu n’as jamais éprouvé ces soixante secondes, tu n’y as jamais survécu. Et quarante-cinq fois soixante secondes, c’est un peu plus que l’éternité.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé pendant cette éternité, nom de nom !
— Du silence. Uniquement. Et des yeux. Fixes. Sur moi. Un petit sourire de temps en temps, on se demande bien pourquoi. Et à nouveau beaucoup de silence. On ne sait pas si on va en ressortir vivant. Plus jamais je n’oublierai ce regard-là de toute ma vie.
— Tu m’as déjà dit ça du précédent.
— Le précédent voulait me voir tous les jours pendant un an ou deux. Ensuite il aurait consenti à descendre à trois séances par semaine. Autant aller directement à Sainte-Anne.
— Et le tout premier ?
— Le tout premier c’était une femme.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Comment « qu’est-ce que ça change » ? Tu me vois parler de ma vie intime à une femme ? Lui raconter mes fantasmes ?
— Qu’est-ce qu’ils ont de spécial, tes fantasmes ?
— C’est des trucs de garçons, ça. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien y comprendre ?
— C’est quoi ces fantasmes de garçons qu’on ne peut pas raconter à une femme ? C’est inavouable ? Des choses que tu ne peux pas vivre avec moi, c’est ça ? Je ne suis pas à la hauteur ? Mais vas-y, parle !
Tout surcroît de travail est désormais le bienvenu, je ne rentre jamais à la maison avant vingt-deux heures. Le samedi, le moindre prétexte est bon pour la fuir. Le dimanche, je suis prêt à accepter n’importe quelle invitation pour que Catherine et moi ne restions pas en tête à tête. Les rares fois où ça nous arrive, nous ne parlons plus que de ça. Je vais finir par croire qu’elle a raison. Je suis d’une humeur exécrable, je n’ai plus goût à rien, et quand je rentre, le soir, je n’ai pas même un regard pour les miens. Le mot est terrible mais je suis bien forcé de l’admettre : je fais une dépression. Même Jean-Luc, mon collègue, s’en est aperçu.
— Il est tard, tu devrais rentrer, te décapsuler une bière et te passer un film des Marx Brothers.
— Pas envie.
— Rentre chez toi, Catherine t’attend, j’irai moi-même chez l’architecte lui déposer le dossier.
— Non j’y vais. Avec un peu de chance, elle dormira quand je rentrerai.
Est-ce ma faute si je suis terrorisé à l’idée de parler de moi à un inconnu, quitte à me rendre plus malheureux encore ? Catherine veut que je m’interroge sur la violence d’un tel refus et je ne sais plus quoi penser ni comment faire pour sortir de cette spirale. On devrait former des spécialistes de la peur de l’analyse. Des gens qui vous écouteraient, bienveillants, des années s’il le faut, pour un jour vous libérer de cette angoisse.
Le porche d’un vieil immeuble. Le dossier ne rentre pas dans la boîte aux lettres de l’architecte, il n’y a pas de concierge. Je cherche l’interphone « Ronsart ».
— Je vous apporte le dossier Guyancourt.
— Je vous ouvre, c’est au troisième !
Dix minutes de gagné, c’est toujours ça de pris. Hier, j’ai traîné une bonne demi-heure au café pour être sûr qu’elle ait fini de dîner. Je n’ai plus faim de rien et le face-à-face n’en est que plus pénible.
La porte s’ouvre, une silhouette apparaît.
Des boucles rousses qui entourent l’ovale d’un visage d’une douceur inouïe.
Accélération du rythme cardiaque.
— J’ai honte de vous avoir fait monter jusqu’ici, entrez une seconde. Vous êtes bien Jean-Luc ?
Bouffée de chaleur. Frissons dans la nuque. Tempes qui battent.
— … Non, son collègue, Alain, mais je travaille sur le même dossier. Et vous, vous êtes… l’architecte ?
— Je n’en ai pas l’air ?
Elle me tend la main, que je serre, viril, empoté.
Estomac vrillé. Jambes cotonneuses. J’entre dans le vestibule, le dossier me glisse des mains, je le rattrape de justesse.
— Je vais y passer la nuit, il faut absolument que j’en parle demain matin au conseil régional.
— On n’a pas pu avoir le rapport de Gaillac plus tôt, désolé.
— Je sais bien que ce n’est pas votre faute. C’est déjà tellement gentil d’être venu jusqu’ici. Je prenais un petit apéritif, ça vous tente ?
Il y a des gens que l’on a toujours connus et qui sombrent dans l’oubli dès qu’ils disparaissent du paysage. Je viens de quitter Élisabeth depuis dix minutes et je vais devoir me forcer à faire comme si elle n’avait jamais existé. Nous avons pris un verre de bourgogne, parlé un moment, elle, assise sur un bras de fauteuil, la jupe légèrement relevée à mi-cuisse, et moi, l’air emprunté dans ma veste en tweed, essayant de passer pour un garçon brillant. J’aurais donné un an de ma vie pour sentir son parfum de près. De tout près. Le pire dans tout ça, c’est qu’il y avait, dans son attitude, un peu plus que de la simple politesse. Pour en être sûr il m’aurait fallu aller bien plus loin que ce verre de bourgogne et je ne saurai sans doute jamais si quelque chose en moi lui a plu. On se demanderait bien quoi, avec la tête que j’ai depuis des mois.