En fait de Roger, j’ai eu la visite de quatre types dont trois m’étaient parfaitement inconnus.
— Salut Alain. Je te présente Didier, Jean-Pierre et Miguel, on peut entrer ?
Celui qui parlait s’appelait Baptiste, je l’avais interviewé à l’époque où il essayait de lancer un mensuel sur l’actualité parisienne passée au vitriol. Son intervention à 99.1 lui avait servi à lancer un appel à la souscription mais, malgré toute sa bonne volonté, cette belle aventure avait capoté très vite et, en le voyant débouler, j’ai cru qu’il voulait remettre ça.
— Je suis pressé, Baptiste. On va passer me chercher pour une affaire urgente.
— Il ne peut pas y avoir plus urgent que notre affaire à nous. Tu es journaliste, tu vas comprendre. On fait partie du comité de soutien de José Famennes.
Il a attendu que le journaliste en moi réagisse à ce simple nom qu’il lâchait comme une bombe. Il se trouve que le journaliste en moi n’a pas moufté. Et je ne sais pas si c’était l’agacement d’avoir des importuns chez moi ou l’importance du grand rendez-vous à venir, mais j’ai écouté d’une oreille distraite la triste histoire d’un prisonnier politique retenu dans une geôle sud-américaine, dont la condamnation à mort ne devait plus tarder.
— C’est une question d’heures. On a organisé une manif cet après-midi devant l’ambassade du San Lorenzo, on a des appuis, on ne peut pas le laisser crever comme ça. On fait circuler une pétition.
Il m’a tendu un fascicule couvert de noms et d’adresses. Ça a réveillé des trucs oubliés, enfouis au plus profond de mes jeunes années. Quelque chose de grave a traversé la pièce.
— Deux cent quarante-trois signatures, que des gens motivés et mobilisés. On a un ex-ministre, vingt-huit députés, des écrivains en pagaille, vingt-six journalistes, et plein d’autres, tous triés sur le volet. Avec ça, il nous reste une chance, mais on n’a plus beaucoup de temps pour la communiquer à l’ambassadeur. Après, il sera peut-être trop tard. Il faut que tu en parles à ta radio, il faut mobiliser du monde !
Le pote Jean-Pierre m’a regardé. Le pote Miguel aussi. Et le pote Didier. Comme un gosse pris en faute, j’ai baissé les yeux.
— En parler à la radio ça va être difficile d’ici demain, j’ai un gros coup à assurer tout à l’heure, une star, et je passe son interview dans la soirée.
— Famennes va être exécuté, mec.
— Tu y passes maintenant, a dit Miguel d’un ton presque autoritaire. Tu fais un flash spécial pour un appel à la manif de cet après-midi, tu ne peux pas ne pas le faire !
Dans la foulée, il m’a tendu la pétition et un stylo. Le geste que je redoutais depuis le début. Il ne pouvait pas se douter de quel genre de type j’étais.
Un type qui, un jour, a eu peur d’aller en prison après s’être mêlé sans le vouloir à une manifestation d’infirmières. Un type qui préfère éviter les sondages, des fois que ses réponses finissent entre les mains de services secrets. Un type qui n’a pas voté au dernières présidentielles parce que ce jour-là on venait de lui livrer un magnétoscope. Voilà ce que j’avais envie de dire, sans gloire, à Baptiste et aux autres, mais pour avouer un tel manque de courage, il me fallait un courage que je n’avais pas. Avec un air de citoyen responsable, j’ai ajouté, au bas de la liste :
Alain Le Guirrec, reporter, 151 rue de Flandre, 75019 Paris.
C’était le maximum que je pouvais faire, sinon leur souhaiter d’aller le plus loin possible dans leur combat, à condition qu’ils me foutent la paix.
En parcourant machinalement ces quinze feuillets agrafés, le nom d’un des signataires m’a accroché l’œil, juste au moment où Baptiste me les reprenait des mains pour les ranger dans une chemise bleue.
— Tu fais partie des gars sur qui on compte, Alain.
… Marlène… ?
— On doit aller chez un gars de la télé pour avoir sa signature.
MARLÈNE ?
— Ça serait bien que tu puisses passer à ta radio, t’en as pas pour longtemps. Fais-le.
… MARLÈNE MARLÈNE MARLÈNE MARLÈNE MARLÈNE…
Tout s’est imbriqué en une fraction de seconde, Baptiste, le nom de Marlène, la fête qu’il avait organisée pour le lancement de son journal, elle était présente, je n’avais vu qu’elle, Marlène, Marlène. Aussi belle que son prénom, blonde, des yeux verts, un cocktail de beauté modeste et de perversité rentrée qui m’avait mis le feu aux sens. J’avais tout essayé pour avoir son numéro, j’avais sorti le grand jeu, parlé d’amour, je l’avais demandée en mariage, et si elle avait dit oui, à l’heure qu’il est j’aurais trouvé un job plus sérieux et nous aurions déjà deux ou trois gosses. J’avais cherché à la revoir sans y parvenir et il me suffisait de lire son nom parmi tant d’autres pour me rendre compte que j’étais loin de l’avoir oubliée. Je me suis demandé si Baptiste et son histoire de prisonnier politique ne me donnaient pas une seconde chance.
— Alors ? Pour la radio ?
Il y a des moments dans la vie où on se dit que le destin vient de vous faire un signe, quand on s’y attendait le moins, et que ce signe est forcément tordu, sinon il serait impossible de le voir, comme un nom perdu sur une liste. En le laissant passer, on risque de le regretter cinquante ans plus tard, quand on sera assis dans un rocking-chair avec un plaid sur les genoux.
La pétition bien rangée au fond de sa serviette, Baptiste était prêt à partir.
— Je ne suis pas sûr d’avoir bien mis mon adresse. Ressors-la, pour voir.
— C’est pas grave, Alain, pense plutôt à la radio.
— Si si, j’insiste, ces trucs-là c’est sérieux, sors-là.
Un peu surpris, il m’a montré les feuillets. J’ai fait semblant de vérifier en les gardant le plus longtemps possible en main, sous le regard impatient de quatre paires d’yeux vaguement déconcertés.
— Bon, on y va, tu penses à nous, Alain.
J’ai retenu sa main une seconde, et c’est là que je suis retombé sur :
Marlène Kirshenwald, journaliste, 3 rue du Temple, 75004 Paris.
Je les ai raccompagnés à la porte en cachant mal une vague excitation qui partait du nombril. Ils m’ont serré la main pendant que je répétais mentalement le nom et l’adresse de la demoiselle, et je me suis précipité sur un bloc-notes à peine avais-je fermé la porte. Marlène Klarwein, 3 rue du Temple, 75004 Paris.
L’interview de ma vie, et maintenant la femme de ma vie, un jour à marquer d’une pierre blanche. Marlène Kalwein… 3 rue… rue du Temple ou… ou rue Vieille-du-Temple ? Klarwein ou Kersheval ? Il y a aussi un boulevard du Temple, dans le IIIe ! C’était le 43 ! Ou le 31… ? Marlène Klar… Klarweld ! Et il y a un bout de la rue Vieille-du-Temple dans le ni et l’autre dans le IV ! J’ai frappé du poing sur la table, ivre de rage, et me suis rué sur le balcon pour voir Baptiste et les autres grimper dans leur voiture. Le destin ! Le destin est pervers, c’est bien connu, il n’envoie pas un signe sans une épreuve, il faut faire une partie du chemin, c’est ce qui prouve que c’est vraiment le destin.