— Baptiiiste ! j’ai hurlé, pour couvrir le son du démarreur, avant de dévaler les escaliers quatre à quatre.
— Écoutez, j’ai réfléchi, et j’ai une proposition exceptionnelle à vous faire.
Inquiets, ils ont attendu que je reprenne mon souffle.
— La star que je dois interviewer tout à l’heure, c’est Harrison Ford. Est-ce que vous vous rendez compte ?
Vu leurs têtes, ils ne se rendaient pas compte.
— C’est le genre de gars qui ne refuserait jamais de signer une pétition pour une cause aussi importante. Vous connaissez plus grosse star internationale ? Vous imaginez son nom là-dessus ? C’est mieux que tout, mieux qu’un politique, mieux qu’un présentateur de télé.
— … Harrison Ford ? Tu crois que ça ferait sérieux, dans la liste ?
Je n’ai même pas eu à répondre, Miguel l’a fait à ma place.
— Sérieux ? Ce type-là est un héros pour les trois quarts de la planète, un jour il sera candidat à la Maison-Blanche.
— Il est déjà bien plus écouté que le président américain, a fait Didier.
— Si le gouvernement du San Lorenzo apprend qu’un type comme lui s’est mobilisé, a dit Jean-Pierre, ça peut changer toute la donne.
Ça n’a pas traîné, Baptiste a ressorti les feuillets.
— Elle passe quand, ton interview ?
— Ce soir.
— Si tu réussis à lui faire dire un mot sur Famennes, tu auras peut-être sauvé une vie, a dit Baptiste avec une sincérité inouïe. On se retrouve vers dix-neuf heures devant l’ambassade, je serai en tête du cortège, tu as mon numéro de portable ?
J’ai fait un signe de tête, ils sont remontés dans la voiture. Avant de démarrer, Baptiste et les autres m’ont dit merci du fond du cœur. Ça m’en a presque gêné. Dans quelques heures ma carrière aura pris sa vitesse de croisière, j’aurai peut-être trouvé la femme de ma vie, et, l’air penaud, je rendrai à Baptiste sa pétition en lui disant que la star n’a rien voulu savoir. Pas de pot.
Roger est arrivé et m’a demandé ce que je faisais là, en plein milieu de la rue, avec mes feuillets à la main. Je lui ai dit de patienter une seconde, le temps de remonter prendre mes affaires.
Marlène Kirshenwald, journaliste, 3 rue du Temple, 75004 Paris.
En moins de deux minutes, le minitel m’a donné le numéro de la belle.
— Allô, Marlène ?
— Oui.
— C’est Alain Le Guirrec, le journaliste de 99.1.
— … Qui ?
Je marque peu les gens, c’est vrai. Mais j’avais déjà de la chance de la trouver chez elle. Destin…
— On s’est vus à la soirée du numéro Zéro du mensuel de Baptiste.
— … ?
— Il vient de me faire signer la pétition pour la libération de José Famennes, tu vas à la manif ?
— … Oui.
— Je ne pourrai pas, j’interviewe Harrison Ford au même moment.
(Ça devrait marcher, ça devrait marcher, ça devrait marcher…)
— Harrison Ford ? Le vrai Harrison Ford ?
(J’en étais sûr ! J’en étais sûr !)
— Oui, le vrai, c’est boulot-boulot. Pour José Famennes, je me suis dit qu’on devrait, nous les journalistes, faire une action commune, on pourrait se grouper au lieu de rester chacun de notre côté, tu vois.
— Je propose qu’on se voie pour en discuter, dès que j’en ai fini avec Ford.
— … Où ?
(Je suis un génie ! Je suis un génie !)
— Au Palatino, c’est un bar dans le Marais.
Roger s’est mis à klaxonner comme un fou, en bas.
— À quelle heure ?
— Vingt heures ?
— O. K., elle a dit, avant de raccrocher.
Nous appellerons le premier de nos enfants José.
Pour combler un léger retard, j’ai roulé à tombeau ouvert, sans cesser de penser aux hanches de Marlène, aux yeux de Marlène, à ses chevilles cassantes comme du verre, et à tous ces petits bonheurs qui m’attendaient. Roger, nerveux, m’a parlé de son destin à lui, il se voyait crever paisiblement dans un petit mas de Noirmoutier sur les coups de quatre-vingts ans, et pas dans une voiture conduite par un furieux à la recherche d’un acteur, sous prétexte qu’il a joué dans Star Wars. Sur place, on a commencé à préparer le set avec une certaine bonne humeur, en plein soleil. J’ai demandé où était la star.
— Il bouffe dans un restaurant avec la production, personne ne sait où. On a retardé le plan de tournage à cause de la météo, vous n’avez plus qu’à attendre vers cinq, six heures ce soir.
Avec son air bonasse, ce type était tout simplement en train de m’expliquer que ma vie était foutue. En ce bas monde, certaines rencontres ne se font jamais, quel fou avais-je été de croire que je ferais exception à la règle. À trop convoquer le destin, il s’était senti coincé et ne pouvait donc plus me désigner pour vivre deux événements dans la même journée. Qu’est-ce que j’allais dire à Bergeron ? Qu’est-ce que j’allais dire à Marlène ? Ford a préféré reprendre un dessert plutôt que répondre à mes questions ? Je me suis assis un instant sur les rails du travelling pour faire imploser ma déception. En voyant mon coup de blues, Roger, diplomate comme il sait l’être, a dit :
— T’en fais pas, vieux, il nous reste l’interview du disc-jockey du B. O. A.
Dans ce désert, j’ai repéré un photographe de plateau qui avait l’air d’en savoir plus que les autres. Il m’a assuré que Ford n’était pas du genre à poser des lapins et qu’il serait là à dix-huit heures sonnantes, comme le pro qu’il est. Ne nous restait plus qu’à attendre trois heures sans bouger, à siroter du café entre deux lamentations. C’est là que Roger a dit :
— Toi, tu fais ce que tu veux en attendant, mais moi je vais en profiter pour passer à mon club, y ? que ça qui me calme, c’est à deux rues d’ici.
— Un club ?
— Un endroit formidable, un truc ultra-privé, j’y vais deux fois par semaine. Tu devrais venir, ça te détendrait, au lieu de tourner en rond.
— Mon pauvre Roger, j’ai envie de buter quelqu’un et tu me proposes d’aller me pavaner dans un club ?
— Justement, c’est le seul endroit où il faut se rendre d’urgence quand on a envie de tuer quelqu’un. (Il a baissé d’un ton.) Mais vaudrait mieux que ça reste entre nous. Personne ne sait que j’y vais, même pas ma femme. C’est mon voisin qui m’a proposé d’essayer une fois et… j’y ai pris goût.
Vous comprendrez qu’on ne résiste pas bien longtemps à une telle proposition.
Cinq minutes plus tard nous entrions dans une bâtisse en brique rouge. Au bout d’un couloir un peu austère et d’un escalier en béton, nous avons débouché dans un hangar insonorisé. Quinze types en enfilade, tous munis d’un casque antibruit et d’un flingue gros comme ça, canardaient comme des malades sur des silhouettes en carton animées par des filins. J’ai même cru recevoir une balle perdue dans le tympan, à peine franchi le seuil du stand de tir.
— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, ton voisin ?
— Flic.
Roger, parfaitement à l’aise, m’a présenté à tout le club de tir, et en un rien de temps nous nous sommes retrouvés chacun avec un P38 dans les mains. Je me suis dit que la journée prenait des chemins détournés, inattendus, et parfaitement grotesques.