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— Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ? j’ai dit en montrant la pétoire.

— Essaie, tu vas voir. C’est comme dans les films. Même Ford a appris à tirer dans ce genre d’endroits. Tu vas voir comme ça calme.

— Roger, tout ça ne me dit rien qui vaille.

Pour toute réponse, il a vidé son chargeur d’un trait, et j’ai été obligé de me protéger les oreilles avec un de ces trucs. Plus personne n’a fait attention à moi et je me suis retrouvé seul avec le revolver dans la main, comme une sorte d’interlocuteur resté trop longtemps muet. Roger n’avait pas totalement tort : peut-être que le détour par ce stand de tir allait me faire comprendre quelque chose de fondamental sur la manière dont on fabrique un héros. Il n’y a pas de hasard.

Et puis je n’ai plus pensé à rien, j’ai shooté et shooté et shooté, et le monde s’est évaporé dans un nuage de poudre.

*

Roger m’a bousculé dans le monde réel et tout ne m’est revenu en mémoire qu’à la lueur du jour. Je puais la cordite et j’avais dans les yeux des espèces de flammèches qui dansaient encore. Le film a continué un moment quand je me suis retrouvé devant une machinerie hollywoodienne de décors et de figurants. Au beau milieu de ce maelstrôm, le photographe de plateau m’a montré l’agent de Ford qui hurlait des trucs bizarres vers une caravane. J’ai vite compris le drame qui se jouait : pour des raisons connues de lui seul, l’un des plus grands acteurs du monde refusait obstinément de sortir de sa loge. Tout le monde a défilé sous son vasistas pour le supplier. J’ai essayé de m’approcher, tendre un micro, dire que ma carrière se jouait là, qu’il n’avait qu’un mot à dire sur 99.1 pour me rendre célèbre, mais ses gardes du corps m’ont découragé rien qu’en me regardant du haut de leurs Ray-Ban. Mon apathie s’est vite transformée en rage noire. J’ai commencé à penser que Ford allait peut-être mourir avant notre rencontre, que j’allais faire sa nécro comme tous les scribouillards du monde, que j’allais dire les même banalités, et que plus tard, sous mon plaid, je me souviendrais d’être passé si près de lui.

— C’était trop gros pour nous, a dit Roger, qui ne songeait qu’à rentrer chez lui après une journée de boulot à peine méritée.

Il avait sans doute raison. Le soleil commençait à baisser, le chef opérateur a dit que le plan était foutu et qu’il valait mieux remballer. Un instant, je me suis vu retourner illico au stand de tir pour reprendre mon P38 et tirer sur cette putain de caravane jusqu’à ce qu’Indiana Jones en sorte et me supplie d’écouter ses raisons.

19 h 30 à ma montre. Je venais sans doute de rater l’interview de ma carrière mais pas question de rater la femme de ma vie. Le photographe de plateau a dit que tout n’était pas perdu, la production du film avait organisé une petite fête le son-même, au Wyatt, une boîte de nuit des Halles, toute l’équipe était invitée et Ford avait promis de passer.

— Harrison est un type imprévisible, il est capable de répondre à une interview dans une boîte de nuit, si j’étais vous je ne jetterais pas l’éponge tout de suite.

J’ai haussé les épaules en le remerciant tout de même, puis j’ai sauté dans la voiture, direction le bar du Palatino, où Roger allait me déposer. Je me suis repeigné, j’ai mâché un chewing-gum pour me rafraîchir l’haleine et ôté un instant ma chemise pour la débarrasser de cette odeur de poudre à canon en lui faisant prendre l’air à travers la vitre.

— On en aura d’autres. Meryl Streep ! Jack Nicholson ! Tiens, j’ai même un pote qui tient un restaurant où Depardieu va souvent.

La voiture s’est vite embourbée dans un embouteillage et j’ai constaté une fois encore que la loi dite de l’emmerdement maximal était la plus inviolable de toutes.

— C’est quoi ce bordel, encore ?

Un cortège d’individus nous a barré la route.

— Une manif !

Roger a essayé de discerner une banderole.

— Libérez… José… José… Farrès… ? Qui c’est encore, ce mec ?

La voiture s’est embourbée dans une ornière humaine, et j’ai vu s’estomper, comme au sortir d’un rêve, le visage de Marlène, seule, devant une tequila. Le visage avait disparu pour ne jamais réapparaître.

— José Fa-men-nes, a fait Roger, furieux. Qu’il y reste, en taule, ce con ! J’ai pas que ça à foutre, nom de Dieu ! J’ai promis à Martine d’aller chercher les mômes chez la nourrice.

Tout m’est revenu en mémoire : le prisonnier politique, Baptiste et sa bande de militants, la manifestation, sans oublier…

— Une chemise en carton bleu, Roger ! ROGER ! Une chemise en carton bleu, Roger, une chemise, avec des feuillets dedans, Roger, en carton !

— Y avait bien un truc bleu sur ton stand pendant que tu canardais, mais je crois que tu l’as laissé là-bas.

19 h 45 à ma montre. Baptiste va m’étriper si je ne lui rends pas sa pétition, a fortiori sans la signature que je lui avais promise. Marlène va vite perdre patience et, si je rate cette occasion, le destin ne me fera plus signe de sitôt. C’est de ma vie qu’il s’agit, nom de Dieu !

— C’est grave, Roger, va récupérer la chemise, et porte-la de ma part à un type qui s’appelle Baptiste, je m’en souviendrai toute ma vie.

— Pas possible, après la nourrice, il faut que je ramène la voiture à la radio, et, en plus, on attend deux potes pour dîner à vingt et une heures.

— Demande-moi tout ce que tu veux !

— Tes quatre heures d’antenne le samedi après-midi contre ma nuit du lundi, pendant un an.

J’ai accepté ce chantage odieux en me disant qu’il serait toujours temps de renégocier plus tard. Il a noté le numéro de portable de Baptiste, j’ai franchi cette marée humaine pour rejoindre le boulevard Saint-Germain. Au mégaphone, j’ai reconnu la voix de Miguel :

— Il faut forcer l’ambassadeur du San Lorenzo à accepter de nous rencontrer !

Au loin, j’ai vu la silhouette de Jean-Pierre et me suis fait tout petit derrière un cordon de service d’ordre. Dans une rue adjacente, j’ai promis à un taxi un pourboire monstrueux s’il me déposait au Palatino en dix minutes. À 20 h 5, j’avais la main sur la poignée de la porte d’un bar enfumé et presque vide.

Marlène était là, terriblement, comme une belle actrice incognito qu’on reconnaît par surprise. Tout à coup, sur un coin de moleskine rouge, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Pas le passé, non, mais l’avenir, jusqu’au bout, jusqu’à mon dernier souffle, un film dans lequel j’entrais en franchissant la porte de ce bar. Sa petite robe rouge que je chiffonnerais bientôt, ses lèvres qui diraient oui, ses yeux qu’elle donnerait à nos enfants, ses cheveux que je verrais blanchir. Les joues en feu, je me suis assis face à elle, le barman a dû comprendre mon terrible besoin de vodka et m’en a servi une avant même que nous ayons prononcé un mot.

— Excusez le retard. C’est Harrison Ford. Gentil mais bavard. Il est temps de s’occuper de José Famennes, j’arrive de la manif, ça se présente bien, l’ambassadeur commence à réagir. Je me suis dit qu’on pouvait vous et moi envisager un mariage, quelque chose de rapide, on pourrait…

— Un quoi ?

— Je veux dire que rien ne se fera sans nous, les journalistes, il ne faut pas oublier que la vie d’un homme est en jeu, que nous sommes le seul vecteur capable de sensibiliser une opinion publique saturée de guerres et de catastrophes. Qui en France a entendu le nom de Famennes, hein ? Le temps presse, il faut qu’on bouge, au début ça sera compliqué, il faudra louer un truc pas trop cher, avec une aide aux jeunes ménages, on pourra… Ce que je veux dire c’est qu’on n’a pas le choix, il faut parler des conditions de détention au San Fernando et…