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— Au San Lorenzo.

— Ce sont les mêmes ! Famennes est en train de crever au nom des droits de l’homme dans une geôle pourrie et on reste tous pétris dans notre égoïsme !

— Il est au Plaza ?

— Qui ?

— Ford. D’habitude il descend au Plaza.

— Pour l’instant il a élu domicile dans une caravane et c’est la croix et la bannière pour l’en faire sortir. Baptiste et les autres font le forcing devant l’ambassade, on doit…

— Il est toujours avec cette scénariste ?

— Qui, Famennes ?

— Mais non, Harrison Ford.

— Ça vous intéresse ?

Pour toute réponse, elle m’a servi une demi-heure de monologue frénétique sur la vie et l’œuvre du plus grand acteur du siècle, à côté de qui Laurence Olivier passe pour un danseur mondain et Marlon Brando pour une rentière capricieuse.

— Je suis amoureuse de lui depuis American Graffiti. Les deux hommes de ma vie sont Han Solo et Indiana Jones, mais je pourrais en dire autant de tous les autres personnages qu’il a incarnés.

— Vous ne trouvez pas qu’il est un peu… disons, d’une autre génération.

— Harrison est un héros. Dites-vous bien que vous avez eu une chance inouïe de l’avoir approché.

C’est à ce moment-là que Roger est arrivé ventre à terre avec la chemise bleue.

— J’ai eu un problème.

Avant même de lui demander lequel, j’ai ouvert la chemise pour m’assurer que les feuillets y étaient. Et ils y étaient. J’ai même eu l’impression qu’il y en avait plus qu’à l’origine.

— J’ai écouté la radio, ça commence à faire du bruit, cette histoire de San Lorenzo. Avant de se rendre sur place, l’ambassadeur a accepté de recevoir une délégation du comité, ils ont même parlé de la pétition, il paraît qu’un tas de gens veulent la signer.

— C’est formidable, où est le problème ?

— Le problème c’est que les gars du club de tir ont regardé ce qu’il y avait dans la chemise. Ils ont tout de suite pigé le truc, et ils se sont ralliés à la cause de José Famennes. Regarde…

Je n’ai pas compris tout de suite, et peu à peu m’est apparue une sorte de mosaïque rouge parsemant çà et là les feuillets dans les espaces laissés vides.

— J’ai eu ton pote Baptiste au téléphone, il va t’égorger s’il se retrouve devant l’ambassadeur les mains vides. Jettes-y un coup d’œil, tu comprendras que je préfère que tu y ailles toi-même. Ah oui, j’oubliais, Bergeron a dit qu’il te foutait à la porte de la radio si tu ne ramenais pas l’interview de Ford.

Ernest Lefort. C. R. S.

Mimile des Rouleaux, homme de main.

Colonel Riquet, officier.

Johnny Target, tireur d’elite.

— … Roger ?

Ricou la Tchatche, président de l’Amicale des anciens de Fresnes.

Albert Donzu, mercenaire en retraite.

— Où t’es, Roger ?

Dino Manelli, gérant de société à Palerme.

Quentin Tiburce, armurier.

Étienne Mangin dit « Brutos », recouvreur de dettes.

— Ça n’a pas l’air d’aller, a dit Marlène sans savoir à quel point elle était dans le vrai.

Roger s’était éclipsé sans demander son reste, et je me retrouvais avec une trentaine de témoignages de solidarité qui allaient inspirer le respect d’un ambassadeur.

— Vous savez que vous lui ressemblez, Alain ?

— … Hein ?

— On ne vous a jamais dit que vous aviez son regard ? Un truc malicieux dans l’œil, ce petit rictus ambigu qui mêle le sourire au désarroi.

— … ? Écoutez Marlène, j’ai eu une journée remplie de petites choses inattendues qui finissent par me préoccuper, ce qui m’empêche sans doute de comprendre un traître mot à ce que vous êtes en train de dire.

— Vous me faites terriblement penser à Harrison.

Elle a pris une grande goulée de vodka pour ponctuer sa phrase et, sans doute pour des raisons absurdes et erronées, je me suis brusquement senti important. En y regardant à deux fois, elle n’avait peut-être pas tort. J’avais en moi depuis toujours ce petit truc qu’il trimballe de film en film, cette faculté d’être en état d’implosion permanente sans que personne ne s’en doute, comme si la vie n’était qu’une lutte sans espoir pour ne jamais dégoupiller la grenade qu’on garde bien cachée au fond des tripes. Avec Harrison Ford, je partageais ce calvaire, et plus rien ne m’étonnait désormais, ni ce rendez-vous miracle avec lui, ni ce coup du sort qui m’empêchait de le voir, ni le fait que Marlène soit la première personne à s’apercevoir à quel point nous étions proches. Le détour par le stand de tir et les yeux énamourés de la douce quand elle parlait de lui en étaient l’éclatante confirmation. Rien ne m’a découragé, au contraire. J’ai pris ça pour un ensemble de signaux que seuls émettent les cœurs à prendre, et que notre amour serait plus beau encore si j’arrivais à lui faire oublier ce voyou de Ford. En essayant de me résumer la situation, j’avais une chance unique de me bâtir un avenir sans plus aucun nuage. Pour éviter de me faire virer de mon job, de me faire casser la gueule par Baptiste et les autres, pour effacer les trente noms indésirables de la pétition, pour faire la plus prestigieuse interview de ma vie, pour conquérir le cœur de la belle, je devais aller dans cette boîte de nuit afin de provoquer Harrison Ford en duel et obtenir de lui l’impossible : qu’il signe cette pétition. C’est ce que j’ai proposé à Marlène qui n’attendait que ça. Sur le trajet, une énième raison de me rendre là-bas m’a traversé l’esprit, un truc qui m’avait un instant échappé, un truc qui pouvait éventuellement faire de moi un mec bien : sauver la tête de José Famennes.

*

Je m’attendais à parlementer des heures avec les videurs afin qu’ils nous fassent l’honneur de nous laisser entrer au Wyatt mais le photographe de plateau a tout arrangé, pour le plus grand bonheur de Marlène. Il m’a à nouveau juré que Harry serait des nôtres. Le temps de se descendre deux vodkas, on a eu droit à un strip-tease qui rivalisait de glamour avec une pub pour l’eau ûe Javel. Le D. J. a embrayé comme pour sauver une ambiance déjà moribonde, et une cohorte d’énervés a envahi la piste pour se trémousser au son d’une musique vraisemblablement moderne. Marlène a bu une énième vodka (l’appréhension avant de rencontrer le grand homme) et son coude a raté deux fois l’accoudoir du fauteuil. Quand nous serons mariés, je poserai un verrou dans le meuble du bar. Je l’ai vue se lever pour tituber vers la piste où elle s’est taillé une grande part de succès en créant son espace vital à coups de genoux. J’ai senti monter le taux d’adrénaline général, les danseurs s’éclaboussaient de gerbes de sueur pendant que Marlène, folle de joie, s’abandonnait à une danse mystique à base de convulsions pelviennes. Spectacle que je tairai plus tard à nos enfants. Très pro, j’ai vérifié le bon fonctionnement du magnéto en buvant l’ultime gorgée de vodka et j’ai appelé Bernard qui tenait l’antenne de 99.1 pour lui demander d’annoncer l’interview. C’est en remontant du sous-sol que j’ai vu une chemise en carton bleu voleter dans les airs et passer de main en main. En une fraction de seconde, je me suis rendu à l’évidence, cette pétition vivait sa propre vie sans se soucier de qui la possédait, elle se dérobait à la première occasion pour continuer son chemin, toute seule, et son désir d’exister la rendait plus forte à chaque nouvelle signature. J’avais désormais plus besoin d’elle qu’elle n’avait besoin de moi, et j’ai crawlé comme un damné au milieu du magma humain pour tenter de la happer au passage. Le crâne en feu, j’ai allongé quelques gifles à des noceurs qui faisaient obstacle entre la pétition et moi, et j’ai fini par l’arracher des mains d’une espèce de créature à paillettes. Au beau milieu de cette décharge de décibels et de corps moites pris de fureur, j’ai regardé d’un œil vide les feuillets qui ruisselaient entre mes mains. Une flaque de whisky dégoulinait sur la page de garde et venait de réduire une bonne vingtaine de signatures en une délicate coulée noire. Ce qui n’était pas encore dramatique, comparé aux pages suivantes.