« L’A. F. P. nous précise par ailleurs, selon une dépêche provenant du San Lorenzo, que José Famennes va être exécuté demain matin. »
C’est à ce moment précis qu’un brouhaha nous est parvenu, quelque chose de sourd au début, puis une cacophonie montante, de plus en plus précise, de plus en plus haineuse. Quand l’escalier s’est mis à trembler, Bernard a foncé pour fermer la porte blindée de la station. De quoi les retarder d’à peine cinq minutes. Je me suis précipité vers l’escalier de service pour aboutir dans une courette vide, puis dans une rue adjacente. Au loin, j’ai vu la meute s’engouffrer entièrement dans le bâtiment, Baptiste en tête. Une silhouette à ses côtés invectivait la foule en anglais et m’a remémoré de façon troublante une scène de Star Wars. J’ai couru une bonne heure dans les rues sans savoir où aller. Mon appartement ne devait plus être que décombres, mes amis avaient ordre de tirer à vue, et j’ai imaginé Paris tout entier mobilisé dans une chasse à l’homme. J’ai erré jusqu’à trois heures du matin, avec la peur au ventre et les larmes aux yeux, j’ai eu envie de m’isoler entre quatre murs pour ne plus jamais en sortir en attendant la fin de la guerre. Dans un coin pourri, j’ai repéré cet hôtel repoussant de laideur.
Je m’assois sur le lit sale. Dans un silence total, je parcours des yeux le tracé du papier peint arraché, les graffitis gravés dans le plâtre. Je me passe un peu d’eau sur le visage, au milieu des cafards qui rampent autour de la bonde moisie du lavabo. Tout à coup, j’entends du bruit derrière la porte, ce sont eux, ils m’ont retrouvé, ils vont me faire la peau, je l’ai toujours su, je l’ai déjà accepté. La peur me vrille à nouveau les entrailles, je laisse échapper une petite plainte d’enfant et me reprends tout de suite. Cette peur me fait honte. Le bruit n’est pas fracassant, pourtant. Un son étrange, un choc feutré. Il s’estompe lentement. Je soupire un grand coup, soulagé. Je m’allonge. Les yeux clos, je laisse une foule d’images vagabonder dans ma tête, sans chercher à les maîtriser. Je suis loin, dans un pays inconnu, là où la chaleur et la misère envahissent les rues et les êtres.
Je vois.
Je vois un homme. Les tempes grises, les yeux résignés, assis par terre, les genoux ramenés vers lui, près d’une cuvette en émail ébréché. Il est maigre à faire peur. Ses gestes sont trop lents. Une barbe folle lui a mangé tout le visage. Aussi longtemps qu’il vivra, ses yeux ne riront plus jamais. Des bottes martèlent le couloir, il dresse l’oreille. Elles passent très exactement vingt et une fois par jour, il pourrait presque en déduire l’heure qu’il est. Les bottes font entre quarante et quarante-cinq pas à chaque passage. Au second passage de la journée, on entend le tintement des clés qui ouvrent entre une et trois serrures, chaque fois différentes. Cette fois encore, les bottes s’éloignent, il respire une bouffée d’air. Il attend, en silence, que quelqu’un vienne ouvrir cette porte, une bonne fois pour toutes. Certains soirs, il prierait Dieu pour que ça arrive enfin. Il attend depuis si longtemps qu’il a presque oublié ce qu’il faisait là. Il n’avait pas mis le palais royal à feu et à sang, il n’avait pas formé un bataillon de soldats rebelles. Il avait juste dit non quand tous les autres le pensaient si fort. Le courage n’avait rien à y voir, il le fallait, c’est tout. Et il s’était retrouvé là. Des milliers de gens, peut-être des millions, finiraient bien par le savoir, par-delà les océans. Il ne comptait déjà plus sur eux.
J’ai voulu m’endormir pour chasser le regard de l’homme. Ses yeux obsédants de tristesse ne me laisseraient plus en paix pour le reste de mes jours. Au plus profond de la nuit, je me suis senti proche de lui. Si proche que j’ai cru l’entendre pleurer.
En ouvrant les yeux, de retour dans cette chambre infâme, j’ai compris qu’on pleurait vraiment, avec de vraies larmes, à quelques mètres de moi. J’ai tapé contre la cloison pour que ça cesse mais ça n’a servi à rien.
Pleurnicheries, jérémiades…
J’ai trouvé cette douleur incongrue, exagérée, et même ridicule au regard de toutes celles qui saignent le monde. De toute façon, ça ne me regardait pas et rien que je puisse faire ne pourrait l’atténuer. Rien.
Et puis, une seconde plus tard, j’ai pensé exactement l’inverse. J’ai pensé qu’il n’y avait pas de peine perdue, que le plus petit geste insignifiant pouvait à tout moment faire basculer les destins et rendre l’espoir. J’ai toqué à la porte voisine, personne ne m’a répondu. Une table s’est mise à brinquebaler, j’ai ouvert.
Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Debout sur la table, il fléchissait les jambes de façon grotesque pour ne pas heurter le plafond avec sa tête. La manière dont il se débattait pour nouer la cordelette autour de son cou sans cesser de geindre faisait peine à voir.
— Vous comptez vous suspendre à l’ampoule ? Un grand garçon comme vous ?
Honteux d’avoir été surpris, il s’est mis à chialer de plus belle.
— Quelle que soit votre douleur, vous la regretterez après vous être brisé le coccyx.
Deux minutes plus tard, il était assis dans son lit et moi sur une chaise, face à lui. J’ai pensé que le plus gros du travail était fait. Il s’est mis à parler dans un français impeccable malgré une pointe d’accent hispanisant.
— J’ai eu une journée épouvantable, il a dit.
— Ah oui… ?
— Ma vie est foutue. Mon père me harcèle pour que je rentre au pays, et il n’en est pas question. Il a beau être mourant, il est encore très riche et très puissant. Il serait capable de tout pour que je revienne. Il m’a envoyé ici pour faire mes études et maintenant je n’imagine plus vivre ailleurs. J’ai rencontré une jeune fille. Il ne veut pas en entendre parler, il dit que j’ai des responsabilités, que je ferai un mariage princier avec une femme du pays. J’ai envie de mourir !
— Je suis sûr que si vous lui parlez, il finira par comprendre. Ce n’est sûrement pas un mauvais homme. Vous ne pouvez pas lui faire ça, à la veille de sa mort.
— Comprendre, lui ? Mais vous ne vous doutez pas du monstre qu’il est ! C’est un despote ! Un vrai !
— Vous n’y allez pas un peu fort ?
— Pas du tout ! Il a envoyé des sbires à ma recherche, ce pour quoi je me retrouve dans ce petit hôtel minable ! Ils vont finir par m’avoir.
— Écoutez, vous êtes en état de choc, c’est normal de faire un peu de paranoïa, mais demain matin vous y verrez plus clair.
— Demain matin ie serai entre leurs mains, et dans moins d’une semaine je suis le chef d’État d’un pays à feu et à sang.
— Il n’est pas si puissant que ça, votre père. C’est un industriel ?
— C’est un despote, je me tue à vous le dire ! Il s’est élu président à vie de son pays où il fait régner la terreur, et il veut que je prenne sa succession.
— Où ?
— C’est une petite île au sud de la Caraïbe, vous ne connaissez sûrement pas, le San Lorenzo.
Dès qu’il a dit ça, j’ai eu envie de retourner dans ma piaule pour pleurer sous un couvre-lit jusqu’au petit matin.
— Vous avez choisi ce bled par hasard ou c’est vraiment pour me porter le coup de grâce ?
— Vous voulez que je vous montre mes papiers ? Mon visa ? Mon blason ?
J’ai essayé de rassembler mes esprits, ce qui m’a pris un temps fou et une énergie insoupçonnable à cette heure de ta nuit.
— C’est quoi votre nom ?
— Ernesto.
— Ernesto, vous allez sans doute trouver ca absurde, mais j’ai peut-être une solution.