— Ça m’étonnerait, ma vie est foutue.
— Vous avez entendu parler de José Famennes ?
— Jamais.
— Et de l’ambassadeur du San Lorenzo en France ?
— Lui, je le connais, il m’a fait inscrire à l’E. N. A. sans passer le concours.
— Parfait. Il s’envole dans moins d’une heure pour le San Lorenzo et vous le suivrez. Vous allez devenir un héros national. Mais je préfère vous expliquer tout ça dans le taxi, le temps nous est compté.
Le gosse, plus futé qu’il n’en avait l’air, a tout de suite compris le plan que j’avais en tête. Se précipiter au chevet de son père et lui demander la grâce de José Famennes contre la promesse de prendre sa succession à la tête du pays. En quarante-huit heures, il réinstaure la démocratie et le droit de vote ; un mois plus tard, il est élu à l’unanimité et épouse sa petite Française qui ne demandera pas mieux que de passer son temps à choisir la couleur des nappes dans les dîners officiels. Pour tout ça, il fallait que le taxi arrive avant le départ de l’ambassadeur. À moitié réveillé, le chauffeur de taxi ne se doutait pas du caractère historique de sa course.
— Vous me ferez l’honneur d’accepter mon invitation au San Lorenzo, Alain ?
J’allais le remercier avec enthousiasme quand le chauffeur, dans un geste rituel de petit matin, a allumé la radio. Le ciel était clair, déjà, et j’ai senti que la journée serait radieuse pour la terre entière.
« Nous venons d’apprendre que José Famennes vient d’être exécuté dans sa prison du San Lorenzo où il était détenu depuis trois ans. L’ambassadeur était sur le point de… »
J’ai demandé au chauffeur de couper la radio et de ralentir.
Je ne connaîtrai sans doute jamais de héros comme José Famennes. Le seul qui ne m’aurait pas refusé une interview. Que voulez-vous, en ce bas monde, certaines rencontres ne se font jamais.
LE 17 JUILLET 1994 ENTRE 22 ET 23 HEURES
Vous savez, vous, ce que vous faisiez le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures ? Non ? Moi non plus. Personne ne le sait.
— Il m’a fallu des années pour remonter jusqu’à toi, c’est dire si j’ai de la patience à revendre. Je n’en suis plus à une nuit près et je ne sortirai de ce bureau qu’avec tes aveux signés !
Pas la peine de hausser le ton, inspecteur. Cela fait partie de vos méthodes et de vos privilèges, je sais, mais ça m’empêche de réfléchir. Si vous aboyez, comment voulez-vous que je fouille dans mes souvenirs ? Seul le coupable sait ce qu’il faisait le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures. L’innocent l’a oublié depuis longtemps. Surtout si on lui pose la question.
— On y mettra le temps qu’il faudra mais tu parleras.
Si le soir du 17 juillet 1994 j’avais tué un type, je m’en souviendrais. Ces choses-là marquent. Le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures, je n’ai tué personne. De nos jours, l’erreur judiciaire a quelque chose de désuet. De honteux, presque. L’innocent que je suis pensait que la police avait fait des progrès, depuis le temps. Comme la médecine. À l’heure où l’on guérit deux cancers sur trois, on est en droit d’espérer que la police est capable de dépister deux innocents sur trois suspects. Le problème, c’est que pour l’instant votre seul suspect, c’est moi. Et je ne sais pas ce que je faisais le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures.
— J’ai des collègues tout frais derrière la porte, tu sais. Prêts à prendre la relève.
J’ai oublié 1994. Y a-t-il eu un été, cette année-là ? Je ne me souviens d’aucune touffeur nocturne. Ni du bonheur de l’eau glacée, ni des jupes courtes des femmes On ne œut pas me mettre en prison parce que je ne me souviens pas de cet été-là. Quel genre de type étais-je ? Un drôle de mec qui attendait l’avenir, en stand-by de sa propre existence, un passager qui s’ennuie durant le transit. Je n’ai rien pu faire d’extravagant ce jour-là entre 22 et 23 heures : je suis plutôt du matin. Le soir je ne suis bon à rien, je somnole. Personne ne peut compter sur moi, j’oublie tout. Comment voulez-vous que je sois assez vif pour assassiner quelqu’un ? Monsieur l’inspecteur, vous m’imaginez vous dire : le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures, je somnolais. Je somnolais un soir d’été frileux d’une année inutile. Vous seriez déçu. J’y mets pourtant toute la bonne
Le 17 juillet 1994 entre 22 et 23 heures
volonté du monde. Ce ne sont pas des atermoiements. Je me concentre, même si ça ne se voit pas. Tout le monde aimerait savoir ce qu’il faisait durant cette heure-là. Comme une bouffée de sa propre vie qui remonterait en surface. Il suffirait d’un détail infime et tout un bloc espace/temps me reviendrait en mémoire d’un seul coup.
— Nous savons que tu étais à Paris au moment des faits.
Oui, je crois que j’étais à Paris. J’aime regarder le défilé du 14 Juillet sur les Champs-Élysées. J’y vais seul, toujours. Il me serait déjà impossible de prouver que le 14, j’étais aux Champs-Élysées, malgré des milliers de témoins tout autour de moi. Comment voulez-vous que je prouve que, trois jours plus tard, je ne tuais pas cet inconnu dans ce coin désert ? J’aimerais qu’on me présente un type qui soit capable d’avouer ce qu’il faisait durant cette heure précise. Qu’est-ce que vous faisiez ce soir-là, inspecteur ? Vous seriez bien embêté de le dire, hein ? Vous avez peut-être tué cet homme. C’est pour ça que vous vous acharnez sur moi avec tant d’enthousiasme. En tout cas, vous n’aimeriez pas qu’on sache ce que vous faisiez durant cette heure-là. Quelque chose de coupable ? Ou de minable, ce qui serait bien pire ? Qui vous dit que cette heure-là était propre ? Au-dessus de tout soupçon ? En une heure, on peut en commettre, des bassesses. Soixante minutes… autant dire une éternité. Quand on sait qu’on peut tomber amoureux en huit ou dix secondes. Quand, l’espace d’un battement de cils, une balle peut foudroyer un cœur qui marchait si bien depuis quarante ans. Cela fait déjà quatre heures que je suis assis dans ce bureau, à regarder mes pieds de peur de croiser vos yeux, monsieur l’inspecteur. Ces quatre-là, je les aurai perdues mais je ne les oublierai plus.
— Le silence n’a jamais été un bon système de défense. Si tu nies les faits, dis-moi au moins où tu étais ce soir-là.
Ne vous a-t-on pas appris à l’école de police que chaque moment que l’on passe dans une vie n’a pas forcément l’étoffe d’un alibi ? Pour vous prouver que cette heure-là n’avait rien d’exceptionnel, il faudrait que je vous parle de toutes les autres, mais il vous manquerait la patience d’un psychanalyste et la curiosité d’un ami. Il faudrait que je commence par le début, il y a bien longtemps, à l’époque où je croyais que les rêves faisaient plus de bien que de mal. En faisant un effort, je pourrais me souvenir de quelques bons moments du temps passé. Les poètes disent qu’on ne garde que ceux-là, les autres s’oublient. Optimistes, les poètes… Ils ont peut-être raison, après tout. Au lieu de perdre un temps fou à retrouver cette heure-là, perdue à jamais dans les tréfonds de ma propre histoire, il me serait bien plus agréable de repenser aux deux ou trois heures de ma vie qui valaient la peine d’être vécues.
… Le Pic du Mail, en plein soleil. J’avais les genoux en sang mais j’étais arrivé le premier…
… Jeanne, allongée sur la nappe à carreaux, en train de poser pour le Polaroid…
… L’ouverture de la « Boîte à Malices » de mon père, bien longtemps après sa mort…
Le jour va se lever bientôt et je n’aurai pas le temps de vous raconter cette histoire-là. La triste histoire d’un homme pour qui une heure en vaut une autre.