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— Mens, nom de Dieu ! Mens, mais dis quelque chose !

Si vous y tenez tant que ça, pourquoi pas ? Ce 17 juillet 1994 était peut-être le jour le plus exceptionnel de l’année. Entre 22 et 23 heures, j’ai peut-être vécu un très beau moment. Une perfection d’alibi ! De quoi clouer le bec d’un inspecteur qui cherche à réveiller le coupable en moi.

Ce fameux soir du 17 juillet 1994, au beau milieu de l’esplanade du Trocadéro, j’ai dessiné à la craie une Pietà d’une beauté fulgurante et porteuse d’espoir pour les peuples désenchantés. J’ai couché avec une femme magnifique et peu farouche dans un jardin public. J’ai eu une conversation passionnante avec un suicidaire assis sur un parapet du Pont-Neuf. Et qu’importe si ma Pietà a disparu dès la première averse, si cette femme s’est dissoute dans la nuit après deux heures d’extase, et si ce désespéré a fini par se jeter à l’eau. Tous les trois auraient pu m’innocenter.

Vous ne vivez jamais ce genre de moment-là, inspecteur ? Moi non plus. Cette heure-là n’était pas le point d’orgue de ma triste existence, pas même le petit pic d’un quotidien sans relief. Et c’est justement parce qu’elle est tombée dans l’oubli qu’elle devient la plus importante de toute ma vie. Paradoxe cruel, non ?

— Dis-nous où tu as trouvé le revolver ?

Un revolver ? Moi ? Je serais incapable de trouver un trombone dans une papeterie. Le 15 juillet 1994, entre 5 et 6 heures du matin, je n’étais pas dans un bar sordide dans le coin le plus louche de la ville à la recherche d’un type qui me vendrait un revolver. Jamais je n’aurais su comment m’y prendre. Pister un revolver doit être aussi pénible que de s’en servir. Je n’ai encore jamais réfléchi à la question mais, si j’avais à tuer quelqu’un, j’utiliserais un autre moyen. Quelque chose de plus naturel. Je suis un gosse de la campagne. Là où l’on tord les cous, où l’on saigne, où l’on assomme, où l’on noie. Pas un revolver, non, ces objets-là peuplent un autre monde que le mien.

— Puisque tu ne veux rien dire sur ton alibi, on va parler mobile. Pourquoi en voulais-tu à ce type ?

Je n’ai pas tué cet homme et c’est tant pis. Après tout, il le méritait peut-être puisque quelqu’un a pris la peine de le truffer de plomb. Si j’écope de vingt années incompressibles, je passerai mon temps à regretter d’être innocent, de ne pas l’avoir tué ce soir-là entre 22 et 23 heures. Et le reste de mon existence, je serai en retard d’un meurtre.

— Parle, nom de Dieu ! Tout te désigne.

Mais non, inspecteur. Ceux qui n’ont rien à avouer ont tous des têtes de conspirateurs. Si j’avais assassiné cet homme, je serais sûrement un autre aujourd’hui. Je serais passé du côté des parias et des têtes brûlées. Dans ce camp-là, on m’aurait sans doute laissé une place. J’aurais gagné mes galons dans l’infamie. L’horreur m’aurait peut-être grandi. Et là, oui, je comprendrais que vous vous acharniez sur moi.

Les premiers rayons du soleil viennent réveiller mes paupières. L’inspecteur quitte la pièce. Ma vue se brouille à nouveau. Le sommeil, sans doute.

Je ferme les yeux.

J’irai peut-être en prison pendant les vingt années à venir si cette heure-là ne me revient pas en mémoire.

Ça me laissera le temps d’y réfléchir.

BOBINAGES

J’ai une femme, deux enfants et un magnétoscope.

Si je parle de cet appareil, c’est qu’il fait désormais partie de notre famille. Cela au prix d’un effort commun : celui du sacrifice. Il a fallu que je donne plus de cours particuliers, Sophie a revendu quelques fringues, ma fille aînée s’est passée de son excursion à Londres et mon fils a fait une croix sur sa paire de Nike. Tout le monde en avait envie et nous en avons fait l’affaire de tous. Ensemble, nous nous sommes mis d’accord sur le modèle, son esthétique, et toutes les fonctions dont chacun aurait pu avoir besoin. Il fallait nous voir, tous les quatre, lancés dans des débats quasi épiques sur les mérites comparés de telle ou telle marque. Nous y mettions du cœur, de la conviction, de la mauvaise foi aussi, et, même si chacun avait envie de faire entendre sa voix, jamais nous n’avons laissé notre désir de persuasion mordre sur le bien commun. Si tant est que le mot famille ait jamais eu un sens, cette simple machine en a donné un à la nôtre.

Le jour J, nous sommes allés l’acheter chez un vague cousin de Sophie qui tient la seule boutique de Hifi-Vidéo du village. Ce brave Bernard nous a fait une ristourne de trois cents francs dont je me serais volontiers passé. Je n’ai aucune affinité particulière avec lui, et l’idée de lui être redevable m’exaspère. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je serais allé au centre commercial du bourg mais, dans un bled où tout le monde est au courant dès que vous achetez une boîte de préservatifs, le cousin en question m’aurait déclaré une guerre dont nos descendants auraient hérité plus tard. Ce soir-là, excités, solennels, prêts à veiller jusqu’au lendemain, nous avons organisé une nuit du cinéma avec esquimaux, pop-corn, et une montagne de coussins qui jonchaient le salon. Paulo avait loué Terminator-2, Nathalie s’était décidée pour Recherche Susan désespérément, Sophie et moi avions voulu revoir Le Lauréat pour le faire connaître aux petits. À la fin de la nuit, je me suis rendu compte à quel point j’étais fier de ceux qui m’entourent. Elle restera dans mon souvenir comme un rare moment de complicité et de proximité. Mes gosses m’ont fait découvrir des univers que je ne soupçonnais pas et les questions qu’ils ont posées sur Le Lauréat nous ont permis de formuler des choses dont nous n’aurions peut-être jamais parlé ensemble. Tout ça pour dire que, pendant près d’un an, le magnétoscope a rythmé notre quotidien avec une régularité que nul n’aurait pu prévoir.

Nul n’aurait pu prévoir non plus qu’une cassette se coincerait dans l’appareil en refusant obstinément d’en sortir. Avec l’utilisation intensive que nous en faisions, ça devait bien finir par arriver.

— C’est rien, chéri, il suffit de le montrer au cousin Bernard, il est encore sous garantie pendant trois semaines.

— J’irai demain.

— Demain sans faute, les enfants s’impatientent…

Mais le lendemain je n’y suis pas allé Ni les jours suivants.

— Tu as promis, papa !

— Tu prends ça comme une corvée, chéri, alors tu oublies, forcément.

Non, Sophie, ce n’était pas la mémoire qui me faisait défaut, c’était le courage.

— Papa ! Faut absolument que je voie la cassette d’Hamlet que la prof d’anglais m’a prêtée, j’ai un contrôle dans huit jours !

— Pourquoi as-tu tellement besoin de voir ce film ? Est-ce qu’à mon époque on avait des cassettes pour étudier Shakespeare ? Non. On se contentait du texte, comme on le fait depuis des siècles !

— T’énerve pas…

— Nathalie a besoin d’enregistrer des trucs qui passent pendant qu’elle est à ses cours. Et moi, j’ai déjà raté trois épisodes de Lina Fleur de Bahia.

— J’irai demain, bordel !

Au lieu de ça, je suis resté une bonne heure à trifouiller une énième fois l’appareil avec une fourchette. Quelque chose de grotesque et d’avance voué à l’échec. Je crois même avoir pleuré, à genoux, devant le bouton eject. Ça ne m’était pas arrivé depuis la mort de mon père. Et tout ça m’a un peu plus isolé dans une muraille de solitude. Le soir, j’ai eu droit au silence glacé des miens. À leurs regards à la dérobée.