— Chéri… Je peux y aller toute seule, si tu n’as pas le temps, ce n’est pas si lourd, j’ai bien compris que tu n’avais pas envie d’affronter le cousin Bernard, mais je lui en ai parlé, il a même proposé de passer le…
— Jamais tu m’entends ! JAMAIS ! Laissez-moi régler ça tout seul, nom de Dieu !
Pour la première fois de ma vie je venais d’élever la voix sur celle que j’aime. Une insulte n’aurait pas été pire. Sophie a quitté la table, blanche comme un linge, et les enfants m’ont renvoyé l’image d’un bourreau. L’injustice et la peur sont entrés dans notre maison.
Tout allait si bien entre Sophie et moi avant que l’appareil ne tombe en panne. Et quand je dis tout, je n’oublie pas nos nuits. Nos douces, chaudes et tendres nuits. Parce que là aussi, le magnétoscope a joué un rôle que personne n’aurait pu soupçonner, pas même ma compagne qui n’a jamais compris d’où avait surgi cette ardeur que nous n’avions jamais connue. Comment aurait-elle pu se douter que, à l’heure où toute la famille était plongée dans le plus profond sommeil, je m’installais, seul, devant des films aux titres aussi évocateurs que Mets-la-moi partout ou Clarisse fille du vice. Des écouteurs dans les oreilles, la télécommande à portée de main, je me goinfrais d’obscénités, sans la moindre honte mais vaguement inquiet à l’idée d’être découvert, comme un collégien qui feuillette Penthouse à l’insu de la caissière. Après une bonne demi-heure de hard, je m’aventurais auprès de ma belle endormie et mettais en pratique avec plus ou moins de talent les choses insensées qui défilaient encore dans mes yeux. J’osais. Elle se laissait submerger. Nous ne savions pas que le second souffle de notre histoire d’amour viendrait de là. J’ai essayé de comprendre ce qui nous arrivait. Ça s’appelait le bonheur.
Jusqu’à ce que Salopes en chaleur se bloque dans la machine.
Vous imaginez les conséquences terribles que tout ça pouvait avoir sur ma vie ? Un scénario sans surprise et écrit d’avance : la stupeur du cousin, les ragots de sa femme, la rumeur qui se répand dans le village, la honte sur ma famille, le désarroi de Sophie, etc., jusqu’à un épilogue que je n’osais même pas imaginer. La moitié du village avait beau en faire autant, je serais devenu le pervers idéal, celui qui n’a commis qu’une seule erreur : faire passer ses fantasmes dans le domaine public. Pour éviter d’en arriver là, j’ai tout essayé. J’ai fait venir un copain bricoleur qui a lamentablement échoué. J’ai supplié un réparateur du bourg qui m’a demandé un délai impossible. Sans y parvenir, j’ai tenté de réunir assez d’argent pour en acheter un neuf et faire croire à une guérison miracle. Tout ça n’a fait que retarder l’échéance et attiser le mépris de ceux que j’aime le plus au monde.
Jusqu’au jour où j’ai compris que pour me sortir de ce bordel, il fallait que je laisse s’exprimer le malfaisant qui est en moi.
Il est 19 h 30 en ce beau dimanche de juin, et je crois que le cauchemar est terminé. La journée a défilé comme un film d’espionnage et j’avoue avoir vécu les heures les plus intenses de mon existence. On croit se connaître, on pense que nos limites sont dessinées depuis longtemps, et un matin on s’aperçoit qu’on a l’étoffe d’une canaille, que la filouterie est notre véritable vocation. Après ça, plus rien ne sera jamais pareil.
À 12 h 30 j’embarque toute la famille dans la voiture. Cinquante minutes plus tard nous installons le pique-nique au beau milieu de la forêt. À 15 h 25 je prends ma canne à pêche et m’engage sur le sentier qui mène à la rivière pendant que les trois autres décident de grimper une colline. À 15 h 35 je reprends ma voiture et ne mets que quarante minutes pour retourner au village. J’escalade le mur du cimetière, traverse la grange abandonnée, pénètre chez moi par le jardin et casse une vitre de la véranda aux alentours de 16 h 20. Pendant douze minutes, je m’offre le rare plaisir de cambrioler ma propre maison et profite de cette occasion inouïe pour faire disparaître tous les objets insupportables que Sophie a pris soin d’y entasser, sans oublier ce pour quoi je suis venu, le point central de toutes mes angoisses : cette connerie de magnétoscope. Je me suis surpris à faire quelques gestes spontanés, uniques, que plus jamais, hélas, je n’aurai l’occasion de refaire : mettre des gants pour enlever un abominable vase que j’ai toujours connu là, sauter à pieds joints sur une table basse où Sophie me défend d’étendre les jambes, ou fouiller dans les tiroirs dont les enfants m’interdisent l’accès. À 16 h 40, je fais le trajet en sens inverse, et jette tout ce que j’ai volé dans une espèce de décharge. À 17 h 5, Sophie et les enfants viennent me rejoindre au bord de la rivière. Non, papa n’a pas pris de poisson. Oui, papa est le plus nul des pêcheurs. Si vous saviez, vous, ma famille, que papa est un malfrat. Un dur. Non, vous ne saurez jamais.
De retour chez nous, je découvre que mes talents de cambrioleur ne sont rien comparés à mes talents d’acteur. Je me mets à jouer avec une rare conviction la grande scène du père de famille outré. J’y vais de mon petit couplet sur l’injustice et la bêtise ordinaire, et réconforte Sophie, taraudée par une seule question :
— Pourquoi ont-ils pris le cache-pot en verre de Murano ?
— Ce sont des professionnels, chérie, ils connaissent la valeur de ce qui est beau.
— Alors qu’est-ce qu’ils vont faire de la marine que ma mère nous a peinte à Noël ?
— Et pourquoi ils ont laissé la télé ? demande Charlotte.
Les gendarmes font un constat et ne nous donnent que peu d’espoir.
— C’est pas de chance, vous avez eu affaire à des pros. Ils sont sûrement loin à l’heure qu’il est. L’assurance va jouer pour le magnétoscope, mais pour le reste…
— C’était surtout la valeur sentimentale, fait Sophie, résignée.
Lentement, nous nous mettons à nettoyer la maison, balai, pelle, aspirateur, et petit à petit, sans que personne n’y prenne garde, le miracle s’accomplit. Charlotte relativise notre malheur, Paulo ricane et fait du mauvais esprit, Sophie s’amuse déjà à l’idée de remplacer quelques babioles, et moi, je sens quelque chose renaître dans notre foyer. Le bonheur va revenir nous visiter.
— Papa… Y a un type bizarre, dehors…
Non. Ce n’est pas le bonheur qui vient nous visiter. On dirait même exactement le contraire : un bonhomme un peu crado qui a garé sa camionnette devant chez nous.
— La famille Caillois ? Je m’appelle Irénée, je suis brocanteur. Y a pas deux heures, j’étais en train de fouiller vers la décharge du Petit Val, et voilà que je tombe sur un tas de trucs ! Au milieu de tout ça, un magnétoscope presque neuf, avec en dessous l’adresse du revendeur qui m’a donné la vôtre, c’est une chance, non ?
Si une seule fois dans ma vie j’ai eu besoin de jouer au bandit, c’est ce jour-là que la justice a voulu mettre sur ma route le dernier honnête homme. Je n’ai pas cherché à savoir s’il y avait une logique dans tout ça, les philosophes et les statisticiens ont déjà tout dit sur le hasard et la nécessité. J’ai bien été forcé d’acquiescer quand Sophie a proposé à ce fils de pute de rester prendre l’apéritif.
— Il serait pas en panne, votre magnétoscope ?
— Non non, tout va bien.
— Mais si, y a une cassette bloquée à l’intérieur.
— Je vous dis que non !
— Mais, chéri, peut-être que monsieur Irénée s’y connaît.
— Demain je l’emporte chez le cousin Bernard, j’ai dit, faute de mieux.
Sophie, Charlotte et Paulo m’ont fait comprendre d’un seul regard que plus jamais je n’aurais le droit de prononcer cette phrase. Paulo a donné un tournevis à cet enfoiré qui en deux secondes a réussi là où tout le monde avait échoué. Cri de joie quand l’appareil s’est remis à tourner, je n’ai pas eu le temps d’arrêter la bande. Oui, vous allez les voir, ces femmes lascives qui ont tourné la tête de papa. Oui, vous allez enfin comprendre tous ses atermoiements. Oui, papa aime voir des cochonneries, la nuit. Parfois il repasse certaines scènes au ralenti, il a même fait un arrêt sur image sur les fesses d’une blonde qu’il trouvait extraordinairement bandante. Papa ne vaut pas mieux que les autres.