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La première image qui apparaît est parfaitement anodine, on voit une femme habillée en soubrette entrer dans une chambre, un plateau dans les mains. Le sursis sera de courte durée, j’imagine que la demoiselle va servir de petit déjeuner à un couple de jeunes gens assoiffés de stupre. Elle entre dans la chambre et…

Et Sophie éjecte la cassette à la grande surprise de tous.

— C’est cette cassette maudite qui est à l’origine de tous nos malheurs. Je propose qu’on la jette et qu’on oublie tout ça.

Pendant la petite seconde où nos regards se croisent, j’ai l’intime conviction qu’elle sait tout de mes hontes, de mes bassesses et mes lâchetés. Elle a lu en moi comme si j’étais transparent, impuissant à lui cacher quoi que ce soit. Et son pardon en devient grandiose. Je sais désormais, et pour l’éternité à venir, à quel point c’est une femme formidable dont je ne mérite pas l’indulgence. Comment pourrais-je oublier tout l’amour et la tolérance qu’il y a dans ce geste sublime ?

*

Bien des années plus tard, je repense parfois à cette histoire. Plus rien n’est venu ternir notre bonheur. Même pas ce jeune type un peu vulgaire qui a reluqué Sophie, hier matin, sur le parking du centre commercial du bourg.

— Mais… c’est Pamela Queens ! Vous êtes bien Pamela Queens, celle qui a joué dans Vierge et vicieuse, et dans Salopes en chaleur ?

Le bonheur tient à peu de chose. Un peu d’indulgence et quelques cassettes pour le week-end.

SI PAR UN JOUR D’ÉTÉ UN SÉDENTAIRE

Ma main gauche se perd dans le sable fin, l’autre fait tinter des cubes de glace dans un cocktail des îles. J’ôte un instant mes lunettes noires pour éponger quelques gouttes de sueur qui me brouillent le regard. En voyant mes jambes à l’œil nu, je devine la marque du bronzage au ras des genoux. Dans quelques jours ce sera tellement laid que je n’oserai plus m’exposer, autant enlever ce bermuda tout de suite Anne, ma nymphe allongée sur le transat, retient une moquerie devant ma soudaine nudité. Je regarde les vagues qui déferlent devant moi. Un souffle d’air frais vient caresser mes cheveux par intermittence et l’odeur de l’ambre solaire me rappelle une foule de souvenirs.

Ma rencontre avec Anne, il y a presque sept ans. Sur la plage de Venice, à Los Angeles. Je rêvais d’une grande blonde californienne, une Caria, une Barbara. Sans le savoir, je suis tombé sur une petite Française prénommée Anne.

Elle est sortie de l’eau pour s’allonger sous un auvent où l’attendaient un peignoir et une coupe de Champagne. D’un petit sac en métal tressé, elle a tiré une coupure de cent dollars pour la glisser dans la poche du serveur. Il s’est planté là, debout sous le soleil, à distance respectable, prêt à revenir au premier claquement de doigts. Depuis que je m’étais spécialisé dans la photo, je voyais défiler des dizaines de filles de ce calibre, sans jamais les approcher. Cet après-midi-là, j’avais trois heures à perdre avant de retrouver mes appareils.

— En vacances ?

Sans avoir la curiosité de me regarder, elle a pris un temps fou avant de répondre :

— Non.

— Ça tombe bien, moi non plus. Vous m’offrez un fond de champagne ?

Enfin, elle a tourné la tête pour voir à quoi je ressemblais.

— Vous allez attraper un coup de soleil sur les cuisses, ai-je dit, je veux bien vous passer un peu d’huile, mais avec les jambes que vous avez, ça risque de prendre longtemps, autant commencer tout de suite.

Elle a éclaté de rire. J’ai cru qu’elle demandait au serveur de me verser une coupe. Au lieu de ça, il m’a juste cassé la figure avec beaucoup de conviction, là, devant elle, en plein soleil. Comment ai-je manqué de flair à ce point7 ! Ce gars-là était bien trop musclé pour n’être qu’un simple loufiat. D’habitude, pour les gardes du corps, j’avais un sixième sens qui m’avait bien souvent sauvé la vie (à croire qu’elle m’avait déjà hypnotisé, cette garce).

Je suis rentré à l’hôtel avec la mâchoire brûlante, quelques phalanges de la main droite foulées et une éraflure de bague dans le sternum. Hormis l’humiliation, rien de vraiment douloureux. À la nuit tombée, je me suis retrouvé perché sur une sorte de platane exotique et géant (à cette époque-là, je m’y connaissais autant en palmiers qu’en gardes du corps, on pourrait même dire que je passais mon temps à me cacher dans les uns pour échapper aux autres). L’escalade fut plus ardue que d’habitude après la rossée que je venais de recevoir, et en m’écrasant sur une branche j’ai retenu un frisson de douleur sur le flanc gauche. En reprenant mon souffle, j’ai vissé le grand angle, au son d’une musique suave qui venait de la villa.

Mise au point sur la piscine où deux splendides créatures s’ébattaient au milieu d’un petit groupe de noceurs. Le nœud papillon déjà dénoué, Edwin, le maître de céans, est apparu dans un smoking impeccable. Tout en sachant que je n’en garderais aucun, j’ai shooté quelques clichés pendant qu’ils étaient tous encore frais. La douleur dans les doigts se réveillait chaque fois que j’appuyais sur le déclencheur mais, dans l’ensemble, tout se déroulait dans les règles de l’art. Une technique parfaite, une audace de cascadeur, un flair de limier et un manque total de scrupules, j’étais fait p>our ce métier. J’y mettais du cœur. Beaucoup de cœur. On ne fait rien de bien sans, même les pires choses. (Tout ça est loin, je ne suis plus cet homme-là, désormais je boite, je tremble, mais ça fait du bien de repenser à celui que j’étais alors.) Pourquoi le redoutable Chalais, mon rédacteur en chef, me payait-il si cher ? Parce que j’avais quelque chose d’unique, quelque chose qui mettait mes collègues hors d’eux : une chance incroyable. Innée. Une sorte de don, depuis toujours. Je savais choisir le bon côté de la pièce, tous les hasards allaient dans mon sens et je sentais en permanence la présence d’un ange gardien aussi cynique que moi-même. (C’était encore vrai à cette époque-là mais, quelques années plus tard, je suis devenu l’homme le plus poissard du monde.) Et quand, du haut de cet arbre, j’ai vu la partie fine qui se préparait dans mon objectif, j’ai compris pourquoi je payais aussi cher mes rabatteurs.

À minuit et demi, toujours rien de folichon, la fête, le Champagne, quelques visages connus ont daigné apparaître. À deux heures vingt, il s’en est passé de belles au premier étage, ça a chauffé quand un gars s’est mis à butiner une petite comédienne italienne. (Quand je repense à cette image de jeune tendron qu’elle donnait à la presse, à l’époque… Aujourd’hui elle en est à son second divorce et son dernier film s’intitule : La Doctoresse au pensionnat.) En bas, quelques naïades ivres éclaboussaient les hôtes bien décidés à se venger. L’un d’eux s’est déshabillé pour batifoler dans la piscine. À quatre heures, je l’ai vue, enfin, la vraie décadence. La saine débauche à ciel ouvert. La récompense de plusieurs heures pénibles perché sur ce putain d’arbre. J’avais à peine le temps de changer la pellicule que quelque chose de nouveau apparaissait. Le vrai choc, c’est quand je l’ai reconnue, elle. Edwin a dénoué ses longs cheveux bruns et j’ai retrouvé, dans le viseur, le superbe sourire qui m’avait snobé, à la plage, l’après-midi même.