— C’est qui cette fille qui sourit, là, la brune aux cheveux longs ?
J’avais une certaine estime professionnelle pour Chalais, malgré ses sourires en coin et son regard blasé pendant qu’il détaillait les planches contact au compte-fils. Je savais déjà qu’il garderait les meilleurs clichés pour la une et les moins bons pour sa collection personnelle. Là encore, ça me faisait plaisir de rencontrer plus pourri que moi.
— Laisse tomber, personne ne la connaît, c’est une vraie garce.
— Dommage, un cul pareil…
C’est parce qu’il a dit ça que je suis revenu sur mes scrupules. Après tout, elle m’avait infligé une correction qui me lançait encore vers les côtes, et ça méritait bien une petite vengeance.
La semaine suivante sortait, en page 3 du journal, une scène de groupe un peu floue avec, au centre, une chute de reins et un profil qui, malgré leur anonymat, pouvaient bien faire grimper le tirage.
Ce profil, je ne l’ai revu que deux ans plus tard, dans un yacht amarré dans le port de Cannes. J’avais mis plus d’un mois à préparer ce coup-là, grâce à Étienne, mon assistant, un gars qui en sait plus sur les joyeux magnats de la côte que la mondaine et les R. G. réunis. Il avait même réussi à nous faire embaucher comme extra pour la fiesta prévue à bord. Serge Moissac, capitaine d’industrie et sixième fortune de France, avait organisé un raout grandiose pour fêter le rachat d’un quotidien parisien. Je ne suis passé à l’action que vers trois heures du matin, quand plus personne dans ce rafiot ne cherchait à sauver les apparences devant les loufiats qui débarrassaient. Moissac venait de s’isoler dans une cabine où il traçait, pour des convives choisis, des lignes de poudre longues comme le bras. Anne avait coupé ses cheveux. Bizarrement, c’est dans le viseur que je l’ai vraiment reconnue. Planqué de l’autre côté du hublot, j’ai demandé à Étienne s’il connaissait ce visage.
— Tu parles ! C’est une poule de luxe, call-girl internationale, l’école madame Claude, le genre qui sait tout faire avec sa bouche, chanter des lieder de Mahler et parler du Banquet de Platon en trois langues.
Celle que je n’espérais plus revoir revenait dans ma vie, brutalement, sans que j’en sois étonné outre mesure. Je ne croyais déjà plus au hasard mais uniquement à la logique d’un monde cloisonné.
Le reste s’est passé très vite, Moissac et ses potes m’ont repéré, Étienne a eu le réflexe de foncer sur la passerelle pendant que je trifouillais dans le boîtier. Deux gars m’ont encerclé avant que j’aie le temps de fuir. Ils ont gardé la pellicule et jeté mon appareil à la baille. Anne a préféré quitter la cabine quand les gars se sont acharnés sur mon nez jusqu’à ce que ça pisse. Avant qu’elle ne parte, j’ai dit :
— D’habitude, vous aimez bien assister à mes passages à tabac.
Elle s’est retournée, une seconde, sans comprendre.
Étienne a conduit toute la nuit, direction Paris.
— Tu l’as, hein ? Dis-moi que tu l’as ?
— Bien sûr que je l’ai.
Avant de recevoir les coups, j’avais eu le temps de lui envoyer la bonne pellicule pendant qu’il courait sur le quai. (Des vrais passes de rugby, ah quand j’y repense… J’aimais cette vie-là, j’aimais le danger, les acrobaties. Ça me manque, aujourd’hui.) Moissac avait en sa possession les photos du gâteau d’anniversaire de mon neveu.
En voyant ma gueule cassée, Chalais s’est marré, jusqu’à ce que je lui demande le double du tarif. Je n’étais pas sûr qu’il ait le courage de publier une photo de Moissac enfariné jusqu’au yeux. (J’ai compris par la suite que Chalais ne m’envoyait pas uniquement en mission pour alimenter son canard en photos à scandale, ce salaud-là se constituait un fichier qui, avec le temps, lui donnerait des moyens de pression, et Moissac l’apprendrait à ses dépens un jour ou l’autre.) Après tout, ce n’était plus mon problème. J’avais gardé en mémoire le regard d’Anne pendant qu’on me rossait, et ça me faisait bien plus mal encore que les plaies.
Le chant des mouettes commence à me lasser. Je monte le son de la radio. Anne ne dit rien, elle croise et décroise les jambes pour trouver une position confortable dans le transat.
On a toqué à ma porte dès le surlendemain. Personne ne venait jamais, a fortiori sans prévenir, dans mon trou de banlieue, un petit pavillon anonyme pas loin d’Athis-Mons. Avant d’ouvrir, je suis allé changer la compresse froide qui ne quittait plus mon nez. Anne était là, habillée en jean et baskets, pas maquillée, les cheveux noués en queue-de-cheval. Seule.
— Personne ne connaît mon adresse.
— Je sais. J’ai vu votre patron, ce matin. Maintenant qu’il a lâché le morceau, vous pourriez me laisser entrer.
Elle a eu un hoquet de surprise quand elle a vu avec quoi j’avais tapissé les murs du salon. Une vingtaine de tirages papier au format poster, scotchés à même la brique. Son dos, ses jambes, son visage, ses mains caressant un corps, un gros plan de son sourire, les cheveux longs qu’elle portait à Venice, ses seins bronzés. (Il y avait aussi deux autres photos bien plus intimes, mais je n’avais pas osé les afficher.) Depuis deux ans, j’avais fait de son corps le seul élément de décoration de toute la baraque. Elle ne m’a pas fait la joie de s’en indigner.
— On va mettre cartes sur table. Je me fous de ce que vous comptez faire de ces photos prises sur le yacht, après tout c’est votre boulot. Je suis venue vous demander de détruire toutes celles où j’apparais, moi. La dernière fois, chez Edwin, ça m’a fait beaucoup de tort, mon job n’a pas besoin de publicité. Vous avez failli me le faire perdre. Je suis une call-girl, pas un top-modèle, les gens avec qui je travaille n’aiment pas ça, c’est mauvais pour l’image. Un autre épisode dans ce goût-là et je suis au chômage.
Je savais déjà que Chalais avait l’intention de ne rien publier de tout ça. Anne n’avait rien à craindre, mais à quoi bon la rassurer si vite ?
— Faut bien que je gagne ma vie, mademoiselle… Mademoiselle ?
— Appelez-moi Anne. Combien voulez-vous ?
— On m’a déjà payé pour ces photos. Ce serait malhonnête.
— Malhonnête… ?
Elle s’est forcée à rire. Un rire qui signifiait qu’entre gens de notre espèce il y a toujours moyen de s’arranger.
— Ça ne vous coûtait rien de m’offrir une coupe de champagne, sur cette plage, à Los Angeles. On aurait eu l’impression d’être en vacances, vous et moi. Une petite drague balnéaire. Un souvenir d’été. Ça n’aurait pas été plus loin.
— Je ne suis jamais en vacances.
— Si vous êtes payée à l’heure, ça doit coûter un paquet, des vacances avec vous.
— On ne me paie pas à l’heure, et n’essayez pas de m’humilier, personne n’a encore réussi. Arrêtez de finasser, dites-moi ce que vous voulez, qu’on en finisse.
— Trois jours, une plage. Sans strass et sans photos. Je paie les frais, vous n’aurez qu’à être là.
— Impossible.
Après ça, il y a eu un long silence où je l’ai vue gamberger tous azimuts. Deux heures plus tard elle sortait de mon lit pour solde de tout compte. (Aujourd’hui j’ai un peu honte d’avoir été une proie aussi facile, mais, sur le coup, comment résister ?)
— J’ai une chance de vous revoir ?
— Les photos devraient vous suffire.