— J’ai une chance de vous revoir ?
— Les photos devraient vous suffire.
Elle s’est endormie sur le transat, sans toucher à son cornet de fritto misto. J’ouvre le parasol au-dessus de sa tête et retourne à la contemplation des vagues.
Les mois qui ont suivi, j’ai travaillé comme un acharné dans le seul espoir de la retrouver. Pas un palace, pas un avion où je n’ai cherché sa silhouette, pas une photo où je ne l’ai imaginée surgir en arrière-plan et irradier la scène de sa mystérieuse beauté. J’avais beau croire à la logique, je me suis mis de nouveau à guetter les hasards. Au bout de deux nouvelles années, j’ai fini par ne plus croire à ma chance légendaire (et j’avais bien raison !). Je suis rentré d’un séjour en Casamance, résigné, persuadé que nos routes ne se croiseraient plus. Les photos de mon salon étaient cornées et jaunies, j’en ai déchiré la plupart. Et juste au moment où je réduisais son dos en miettes, le téléphone a sonné.
— Vous ne vous souviendrez peut-être pas de…
— Anne ?
J’entendais, au loin, le flux des vagues. Curieusement, un planisphère s’est projeté dans mes yeux, j’y ai cherché un petit point rouge pour la localiser : les Galapagos, l’île Célèbes, les Canaries…
— J’ai besoin de vous. Vous connaissez Stefano Di Rosa ?
— Vous me prenez pour qui ? Il est encore plus connu qu’Enzo Ferrari.
— J’ai rencontré beaucoup d’ordures mais lui est allé trop loin.
Jamais je ne l’aurais crue capable d’autant de hargne, mais je suis vite revenu sur cette impression en écoutant ce que Di Rosa lui avait fait subir. Il était célèbre pour casser tous les jouets qu’il s’offrait : voitures de sport précipitées avec bonheur dans des ravins, safaris africains qui tournaient au massacre, toiles de maître brûlées sur un coup de cafard. Sans parler de ses frasques avinées qui faisaient la joie de la presse italienne. Il avait voulu en faire de même avec Anne.
— Vous avez le chic pour tomber sur des tarés.
— C’est un métier à risques.
— Il ne vous a jamais traversé l’esprit qu’il y en avait des tas d’autres ?
— Je vous donne l’occasion de faire le vôtre et de gagner un bon paquet de fric.
— Où êtes-vous ?
— À Deauville. Di Rosa a prévu un repas d’affaires, demain, dans son hôtel particulier. J’en suis partie ce matin, mais je ne quitterai pas la région tant que ce salaud n’aura pas trinqué.
— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
— À vous de décider. À ce repas, il y aura Fred Erlangen, et j’ai aussi entendu le nom de Gaudrin. Mais ce n’est peut-être pas votre créneau.
Ça voulait dire : « Tant qu’il y a de la fesse de stars vous êtes preneur, mais dès qu’on vous propose un gros scoop sur les blanchiments d’argent de la mafia, y a plus personne. » Effectivement, ce n’était pas mon créneau, ni celui du journal, Chalais avait beau aimer les ennuis, il n’était pas du genre à échanger l’odeur du soufre pour celui de la cordite. Le cliché qu’elle me proposait concernait l’antigang ou la brigade financière, mais pas le moindre canard parisien ne se serait risqué à fourrer le nez dans un tel nid d’embrouilles.
— Je comprends bien que vous ayez envie de vous venger, mais de là à recevoir une balle de 45 dans le buffet… Laissez tomber, Anne. Oubliez ça et partez en vacances.
Sans même chercher à m’insulter, elle a raccroché. Le lendemain j’étais à son hôtel avec Étienne. Peu de temps après, je tirais sur papier une dizaine de clichés où l’on voyait les trois industriels se serrer la main au sortir de ce déjeuner, sur les marches de l’hôtel particulier de Di Rosa. Chalais m’a mis en contact avec un journaliste allemand qui avait ouvert un dossier sur Di Rosa et les autres, sans jamais prouver que les trois hommes se connaissaient bel et bien. Ça m’a rapporté bien plus que les six derniers mois de travail pour mon cher journal.
— C’est gentil d’avoir accepté ce dîner.
— Je sais ce que vous allez me demander : combien coûte un dîner avec moi ? Je vous réponds tout de suite bien moins qu’un séjour à Palavas. Parce que vous allez m’en reparler, de ces vacances, hein ?
J’avais réservé une table pour deux dans un restaurant bien trop chic pour moi, le genre d’endroit que fréquentaient mes clients. J’étais sûr qu’elle passerait la soirée à traquer les fautes de goût.
— Vous ne comprenez pas que je suis amoureux fou ? On pourrait faire un bout de route ensemble. Pas forcément une vie entière mais juste une dizaine d’années. Après on verrait. On vivrait au bord de la mer, je vous trouverais des cocotiers été comme hiver. Allons claquer mon paquet de deutsche marks sous les tropiques ! Après tout, vous avez droit à votre part.
Elle a souri gentiment puis s’est penchée pour m’embrasser sur les lèvres. Ça m’a semblé mille fois plus magique que les deux heures où j’avais étreint son corps. Le reste de la soirée nous avons joué aux amoureux, j’ai compris pourquoi des hommes étaient prêts à payer si cher pour l’avoir auprès d’eux. J’en oubliais sa beauté, sa grâce naturelle, son élégance et son sens de l’humour. Une chose, une seule, la différenciait des autres : de tout son être, elle savait montrer sa joie d’être là, avec moi, à cet instant précis. Nulle part ailleurs ni avec aucun autre. (Elle savait faire ça, la garce.)
Le lendemain matin, je n’ai pas cherché à la retenir quand, très tôt, elle a dit :
— J’ai un vol à sept heures.
— Pour ?
— Nassau.
— Je vois.
— Pour ce que vous avez dit, hier soir… Je voulais… Enfin… Vous imaginez le couple qu’on ferait ? La call-girl et le paparazzo ? Arrêtez d’y penser. Je rentre dans trois jours, appelez-moi.
La call-girl et le paparazzo… La call-girl et le paparazzo… Elle avait dit ça avec tellement de naturel que l’idée a commencé à germer.
Elle se réveille doucement, je lui tends un verre de citronnade glacée qu’elle boit à petites gorgées. Elle me dit qu’elle a trop chaud et se gratte dans le bikini à cause du sable.
L’année suivante fut la plus épique de mon existence. Notre association était née et notre couple n’allait pas tarder à suivre. La call-girl et le paparazzo s’étaient mis à travailler en duo. Mêmes milieux, mêmes perversions, mêmes cibles. Elle appâtait, recueillait les renseignements nécessaires, couchait avec les people, pendant que je les mitraillais aux bons endroits et aux bons moments. Anne était devenue le meilleur rabatteur que j’aie jamais eu. D’une certaine manière j’étais aussi devenu le sien, plus d’une fois je l’ai rencardée sur des types qui ne demandaient qu’à la rencontrer, et nous avons pris en tenaille tout ce beau monde, par amour du lucre. (Pas uniquement, il y avait plein d’autres choses, mais l’argent était notre seule dialectique avouable.) Une année grandiose, plongés tous deux dans une spirale cynique, et cette descente aux enfers avait fini par nous lier l’un à l’autre. Deux pourris devant l’éternel. Mais, question pourriture, nous n’étions pas les seuls. Il y avait aussi ses clients et les lecteurs de mon hebdo. Ça commençait à faire du monde. Là était d’ailleurs notre seul réel plaisir : si nous ne valions pas grand-chose, le reste de l’humanité n’avait aucune leçon à nous donner. Noircir le tableau nous permettait d’affadir la noirceur de nos âmes, et rien ne nous rassurait plus que les mille compromissions dont nous étions chaque jour les témoins. Là où la corruption marquait des points, nous applaudissions, aux premières loges, consolés de notre propre vilenie. Nous ne savions pas encore que le prix à payer était bien au-dessus de nos moyens. La moindre parole d’espoir, le plus petit geste de tendresse nous étaient interdits, sans parler des projets d’avenir. Combien de temps pensions-nous tenir ?