— Dis-moi, mon amour, à quel moment es-tu tombée amoureuse de moi ? Tu peux me le dire, maintenant. C’était à Formentera, hein ? Dans cette bicoque où tu es venue me retrouver, tu t’en souviens ? Non ? Mais si… Tu passais la semaine chez cet imbécile de peintre… Tu ne veux pas répondre ? A moins que ça ne soit… En Floride ? Le jour où ça a failli mal tourner, tu te souviens… le joueur de tennis qui a flairé la combine… Les photos étaient bonnes… Dans l’aéroport tu as failli craquer, avoue-le… Je t’avais demandé d’être à moi et moi seul… Qu’est-ce que tu as, mon amour ? C’est la chaleur ?
Un jour, en regardant les clichés tout frais où on la voyait se pavaner auprès d’un magnat du béton, elle a dit :
— Si on le faisait chanter, celui-là ?
— … Quoi ?
— On lui fait cracher le paquet. Ça nous mettrait à l’abri pendant six mois. (Voilà le genre de formulation qu’elle se permettait alors. Une fille si cultivée…)
— Qu’est-ce que tu veux de plus ? Notre business marche bien.
— Et ça te suffit ?
— Oui.
— C’est minable.
— Tu dois être crevée pour me dire un truc pareil.
Elle m’a repoussé quand j’ai voulu la prendre dans mes bras.
— Tu es fatiguée. Ces derniers temps, on n’a pas arrêté. Si on partait en vacances ?
— Tu ne sais vraiment dire que ça, imbécile.
— Je peux te proposer mieux. On arrête tout. On se marie. On…
Elle a éclaté de rire.
— Mariés ? Tous les deux ? C’est tout ce que tu as trouvé ? On dépense l’argent qui nous reste dans un Club Med et on revient au bout de six mois dans ton pavillon d’Athis-Mons ? Tu sais où je suis née ? Je ne l’ai jamais dit à personne, je suis née dans la Creuse, dans un petit bled qui s’appelle La Souterraine. La Souterraine dans la Creuse, tu crois que ça s’invente, ça ? Tu comprends pourquoi j’ai besoin d’air, pourquoi j’ai besoin d’avions, d’argent et de tout ce qui bouge ? Tu veux que je t’explique, imbécile ?
Pour sauver la face, j’ai essayé de jouer le mépris, mais personne ne pouvait être aussi fort qu’elle à ce jeu-là.
— Et si je te louais pendant une semaine, comme tous ces braves gens ? Après tout, t’es jamais qu’une pute.
Au sourire qu’elle m’a fait à cet instant précis, j’ai su qu’elle était allée bien plus loin que je n’irais jamais.
Le soir même nous avions un job à assurer dans une villa au sud de Barcelone. Cette garce (c’est bien ce que je pensais d’elle à ce moment-là) n’a rien fait pour me faciliter les choses. À plusieurs reprises elle a cherché des yeux ma planque au risque de me faire repérer par les sbires de son client. Vu de loin, à travers l’objectif, il avait l’air d’un gars plutôt honnête. Pas un pervers comme les autres. Il aurait pu passer pour un bon père de famille aux allures de gentleman. À cause de ça, j’ai failli partir plus d’une fois. J’aurais dû le faire. Je ne sais pas ce qui a mal tourné. Ses gardes du corps m’ont entouré sans que je ne m’aperçoive de rien. (Aujourd’hui, je suis presque sûr qu’Anne m’avait vendu, mais le doute subsiste.)
La suite est floue. Je me souviens d’elle, son regard fuyant pendant que les gars me hissaient sur le rebord de la fenêtre. J’ai hurlé son nom. Je n’ai pas compris pourquoi ils ne me frappaient pas. La dernière image qui me reste : mes mains qui s’accrochent à la rambarde et des talons rageurs qui m’écrasent les doigts. J’ai lâché.
À mon réveil, à l’hôpital, Étienne et Chalais étaient là. Ils avaient beau essayer de prendre tout ça à la rigolade, je savais bien avant tout le monde, avant les médecins et leurs diagnostics, que cette fois la machine était enrayée pour de bon. Fracture du bassin, œil gauche paralysé, et un bizarre tremblement dans les mains qui ne me quitterait plus. Durant les six mois de convalescence, dans ma banlieue, j’ai attendu qu’elle vienne. Cet épisode m’avait définitivement brouillé avec le hasard, et réconcilié avec la logique. N’était-il pas logique que tout se termine comme ça ?
Chalais a fait preuve d’une rare élégance quand j’ai voulu reprendre le job. Au lieu de me dire que je n’étais plus capable de tenir un appareil photo, il m’a proposé de gentilles bricoles, l’enterrement d’un acteur au cimetière Montparnasse et un cocktail de stars. Je l’ai remercié pour sa délicate hypocrisie. Au bout d’un an, pourtant, j’ai eu envie de revoir Anne. J’ai passé mon temps au téléphone en essayant de la pister à travers le monde. Un soir, elle a daigné répondre.
— Comment tu t’en sors ?
— Pas trop mal. Maintenant je tire les photos des autres, au supermarché, j’ai les mains dans le révélateur toute la journée, mais ça va.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Des vacances. Tu me les dois, Anne. Rien que quelques jours. Je t’attends.
— Tu sais bien que c’est impossible. Tu es mal en point. Tu n’as plus un sou. Ça va servir à quoi ?
— Je crois qu’on va trouver un arrangement.
— … Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je t’ai parlé de mon album ?
— Quel album ?
— Le nôtre. Cent clichés de toi et de tes amants. Ceux que j’ai salis dans la presse, ceux qui tomberaient de haut s’ils apprenaient d’où venaient les tuyaux. Et ça fait mal, de tomber de haut. J’en sais quelque chose.
— Salaud…
— Je t’attends.
Le soir même elle était là, un sac de voyage en main, plus belle encore qu’il y a sept ans.
— Je te donne trois jours, contre les photos et les négatifs. C’est quoi, tes vacances ? Un hôtel deux étoiles, à Dijon, avec vue sur le lac ? Il doit bien y avoir un lac, à Dijon, hein ?
J’ai eu envie de lui dire qu’on n’avait pas besoin d’aller si loin.
Je me suis versé un autre cocktail et j’ai sorti la glace du frigo. La nuit va tomber mais la chaleur ne baisse pas. J’ai laissé le chauffage à fond. Anne veut prendre une douche à cause du sable qui lui colle aux jambes. J’en ai choisi du bien fin, presque noir. Pendant qu’il déchargeait les deux cents kilos au seuil de la maison, le livreur m’a dit que ce sable-là ne valait rien pour la maçonnerie. Il m’a fallu une journée entière pour en jeter des pelletées partout dans le salon vide. On ne voit plus le plancher.
J’ai replié mon transat et l’ai posé sur le rebord de la fenêtre. Il fait nuit. Dehors, je ne vois plus que les lumières du supermarché d’en face. C’est là où j’ai acheté toutes les lampes à bronzer qu’ils avaient en stock. C’est efficace ces truc s-là. Dans quelques jours on sera toastés à souhait, tous les deux. Anne m’a demandé d’arrêter la cassette vidéo qui défile en boucle depuis ce matin. Au bout de huit heures de plage, c’est vrai, on se lasse. J’en ai prévu plein d’autres, la Thaïlande, les Bahamas, il y en avait tout un lot, à la vidéothèque, collection « Grands Espaces ». Du même coup, j’ai éteint les ventilateurs. Elle s’est mise à pleurer et à me supplier de détacher les entraves qui la clouent au transat. Elle gueulait trop, j’ai remis le bâillon sur ses lèvres délicates.
— Cesse de t’agiter, mon amour Oublie un peu le stress. On est en vacances.
OPPORTUNE
Il m’a suffi de moins de quatre secondes pour casser le fil ténu qui nous reliait l’un à l’autre depuis tant d’années.