— Où veux-tu que je trouve une… une… comment tu dis ?
— Opportune.
Forlani est célibataire, il ne sait rien de ma vie privée, et ses succès féminins feraient passer le catalogue de Don Juan pour un carnet de bal.
— Tu m’aurais dit une Estelle ou une Agathe, j’avais des numéros. J’ai même connu une Emma. Mais là…
J’ai épluché des annuaires, épuisé des collègues, et consulté des spécialistes. Au bout de trois semaines, j’ai réalisé que j’étais le seul type au monde à avoir approché une Opportune. De ce fait, la probabilité d’en réunir deux tenait du miracle. C’est à cette époque-là que j’ai cru devenir dingue au point d’entendre distinctement la voix de mon Inconscient (« Laisse tomber, va, c’est foutu, je suis le meilleur ! »). Jusqu’au fameux soir du cocktail annuel organisé par ma chère société. Le genre de pince-fesses imbécile où l’on fait de la présence afin de ne pas laisser un collègue marquer un point sur votre dos. Ce soir-là, j’ai présenté ma femme à une trentaine d’individus qui me présentaient la leur. Ça donnait ça :
— … et je vous présente Opportune, ma femme.
— … Comme c’est charmant… et tellement original ! Vous deviez être la seule à l’école ! Quand on le crie dans la rue, vous êtes sûre que c’est pour vous ! Je ne savais même pas que ça existait ! Comme c’est charmant… et tellement original ! Comme c’est charmant… et tellement original ! Comme c’est charmant… et tellement original !
Oui, je sais, je vis avec un exemplaire unique.
— On s’en va, mon amour ?
— Si tu veux.
Sur le chemin du vestiaire, le type qui bosse au recouvrement a voulu faire la connaissance de cette superbe femme à mon bras.
— Je te présente Opportune.
— Tiens, c’est marrant, comme ma sœur.
Je me souviens exactement comment je l’ai imaginée : une brave fille de cent cinquante kilos vivant entourée de crocodiles dans le bush australien. Parfois on aimerait que la vie obéisse à ce genre de logique mais la vie n’est pas une science exacte, l’Inconscient ne connaît rien à la logique et le hasard a bien plus de fantaisie que nous. Cette Opportune-là venait souvent déjeuner au restaurant d’entreprise avec son frère, elle était célibataire, jolie à croquer, et ne mettait jamais aucun parfum.
— Je vais chercher les cafés, vous trouvez une table ?
Il ne savait pas ce qu’il faisait en me laissant seul avec sa sœur, ce jour-là.
— Vous êtes très complice avec votre frère.
— Si je n’étais pas si seule on se verrait moins souvent.
— Je ne vous imagine pas en panne de soupirant.
— Je ne fréquente que les hommes mariés, je veux rester indépendante et j’aime finir les nuits seule.
J’avais apporté du champagne, elle avait préparé quelques zakouski, le sofa était moelleux, les rideaux bleus faisaient des reflets pastel sur sa peau. Un drôle de phénomène de combustion spontanée allait me réduire en cendres, et j’ai dit, avec un infini bonheur :
— Venez dans mes bras, Opportune, et faisons l’amour sous la lune, Opportune !
Elle y est venue, dans mes bras. Elle a dit, tout sourire :
— En général on se moque de mon prénom.
— C’est charmant… et tellement original !
— Mais au fait, le vôtre, c’est quoi ? Vous ne me l’avez même pas dit… tout cela est allé si vite.
— François.
— …
Imperceptiblement elle est sortie de mon étreinte. L’air mutin venait de quitter son visage en un battement de cils.
— … François ?
— Il y a des flopées de François un peu partout, on ne peut pas tous avoir un prénom aussi rare que le vôtre. Et c’est tant mieux !
— Justement… J’ai eu une histoire très… très forte avec un François… J’en suis à peine remise-Rien qu’à entendre son prénom j’ai quelque chose qui se noue entre le cœur et le ventre…
— Mais !!! Appelez-moi… Barnabé !.. Donatien !.. Rodrigo ! À quoi bon m’appeler, d’ailleurs, contentez-vous de m’aimer !
— Hors de question, c’est plus fort que moi et vous n’y pouvez rien. C’est dommage. Vous aviez l’air si gentil.
Une semaine plus tard, Forlani (qui depuis plusieurs mois était devenu mon confident) prenait sa plus belle plume pour libeller ceci :
H. 40 ans, cadre sup., cherche à vivre une idylle avec F. prénommée Opportune. Âge, physique, indifférents. Urgent.
— C’est complètement absurde, cette annonce.
— Aux problèmes spécifiques il faut les solutions adéquates. Dans une semaine, soit tu croules sous les Opportune, soit tu te résous à vivre hors du péché. Moi, à ta place, je n’hésiterais pas, avec la femme que tu as.
— C’est toi qui dis ça ?
— Parfaitement. Si on m’en donnait une, une seule comme la tienne, je remercierais le ciel et j’arrêterais tout. Je me demande vraiment si tu la mérites.
— Tu as beau être ma meilleure copine, je suis quand même obligée de te dire que tu es complètement dingue, ma pauvre Maïté.
— C’est écrit là, noir sur blanc ! Le type veut rencontrer une Opportune !
C’est vrai que j’ai trouvé ça étrange, ce gars qui rêve de rencontrer une fille avec un prénom aussi bizarre que le mien.
— Je ne savais même pas que tu lisais ce genre de journaux.
— Ne détourne pas la conversation, tu ne te rends pas compte ! Un mec amoureux d’un prénom ! Et il ajoute Âge et physique indifférents, c’est déjà pas une preuve d’amour ça ? Tu crois que ça m’arriverait à moi, un truc pareil ? Non ! Il fallait que ça tombe sur madame qui ne veut pas lâcher d’une semelle son petit mari qui ne la regarde même plus.
— Ne parle pas de François comme ça.
— Et qu’est-ce qui te dit qu’il n’a pas repris ses cabrioles ?
— Je suis sûre que non.
— Quand il ne te trompe pas, il te fait la gueule, tu crois que c’est une vie ? Alors qu’un mec romantique comme tout est déjà dingue de toi ? C’est troublant, c’est suave… c’est… excitant comme tout ! Va voir de quoi il a l’air, au moins ! Ça n’engage à rien et ça mettra un peu d’aventure dans ta vie ! Fais-le !
— … Tu crois ?
Dans ce bar, il est arrivé le premier. Elle s’est assise à sa table. Il a failli dire : je savais que tu viendrais, et elle était toute prête à répondre j’étais sûre que c’était toi, mais au lieu de ça, pendant un long moment, ils ont joué à ne pas se connaître. Et puis, tard dans la nuit, il lui a proposé d’aller faire l’amour sous la lune.
Q. I
Quand je vois papa s’échiner sur son réveil le jour où l’on passe à l’heure d’été, ça me fait toujours bizarre (ça ne rate jamais, chaque dernier dimanche de mars j’ai droit à cette phrase : « Qu’est-ce qu’on fait, on avance ou on recule d’une heure ? »). Pareil quand il a décidé de se détendre avec les mots croisés du journal télé, il demande à maman des trucs comme : « Abrita bien des couples, en trois lettres… Trois lettres, c’est pas beaucoup pour tout ce monde. » Il aimerait bien placer « parapluie » ou « livret de famille », mais ça ne rentre pas. Et moi, je repique le nez dans mon bouquin plutôt que lui dire « Noé », parce que la définition n’est pas si bonne et la réponse encore moins. Je n’ai pas envie de le gêner. Sa feuille d’impôts, c’est un drame, et ses cartes de vœux, une Berezina de la syntaxe. Parfois ça m’énerve tellement que j’ai envie de crier « Demande-moi quand tu sais pas, bordel ! ». Mais je ne le fais jamais. C’est quand même mon père. Et quand je dis que tout ça me fait bizarre, je devrais avoir le courage de dire que… que ça me fait de la peine.