Je n’ai quand même que neuf ans et quatre mois.
À l’école c’est pas pareil, j’ai les coudées franches et je ne me l’envoie pas dire. Elle est gentille, la prof, même plutôt jolie, mais quand elle s’évertue à nous expliquer que l’accord du participe passé suit une règle logique qu’on doit s’enfoncer dans le crâne, je dis non. Non, ça n’est pas logique. Faut s’y plier, d’accord, mais ça n’est pas logique. L’orange que j’ai mangée, ou j’ai mangé l’orange, ça s’écrit pas pareil, mais quoi qu’il arrive elle est bouffée, cette putain d’orange. Ça date de l’époque où les copistes pensaient à accorder le complément quand ils le voyaient avant le verbe, mais, s’il était placé après, ils l’oubliaient avec perte et fracas ! Seulement voilà, si je me lance dans ce genre de mise au point, c’est le début des embrouilles, elle va me dire d’un air emprunté que je vais semer le trouble dans la classe parce que je n’ai rien à faire là. Je sais bien qu’ils sont en train d’étudier mon dossier au rectorat, et qu’un jour ou l’autre ils sauront quoi faire de moi, mais ça prend du temps. On m’a déjà fait sauter deux classes, on ne peut pas faire plus, paraît-il. Aussi ai-je appris à faire taire mon insatiable curiosité, quitte à sombrer dans l’ennui chronique. À force de bâiller pendant les cours, il m’arrive souvent de passer pour un cancre. C’est ma faute si je suis né comme ça ? J’ai pas demandé. La dernière fois que l’homme à la veste jaune est venu me faire passer les tests, il m’a donné dans les 148. Imbrique-nous ça mon p’tit, et qu’est-ce que ça t’évoque mon p’tit, et dis-moi ce qui te vient à l’esprit mon p’tit. 148 de quotient intellectuel, et on vous parle comme à un débile… J’ai ri quand j’ai répondu à une question dont il ne comprenait pas le libellé. Je ne suis pas du genre prétentieux, mais ce brave type qui vient régulièrement mesurer mes neurones avec un pied à coulisse devrait cesser de m’appeler « mon p’tit », je trouve ça déplacé. Je me souviens du jour où il est venu annoncer à mes parents que j’étais spécial. L’homme à la veste jaune expliquait à mon père que, si j’étais né en Russie, je serais déjà dans une espèce de base secrète où je passerais mes journées à jouer aux échecs. Aux États-Unis, on m’aurait installé comme un prince dans une technopole du genre Brain Valley, avec que des fortiches comme moi. Mais en France, les structures d’accueil, c’est pas encore ça, il faudrait m’envoyer à Paris mais papa n’aime pas trop ces trucs-là, il a dit qu’il serait bien temps d’y penser après mon bac. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un bac, papa ? L’homme à la veste jaune m’en a déjà donné trois ou quatre.
Surdoué, j’admets le terme, on n’en a pas d’autre, mais faut se méfier de l’amalgame. C’est comme en fac, on a d’un côté les scientifiques et de l’autre les littéraires. Moi, je sais où je me situe, je me débrouille pas trop mal avec les suites logiques et les équations, mais je plafonne assez vite. Je trouve pitoyable une baignoire qui fuit, et je n’aime pas l’idée qu’un nombre en appelle un autre, question d’esthétique. En revanche je suis beaucoup plus à l’aise avec les sujet dits « de réflexion pure ». La première fois, je me souviendrai toujours, on nous a montré un dessin qui représentait un type assis à un bureau devant un bouquin, et on nous a demandé : « Qu’est-il en train de faire ? » Ils s’attendaient sans doute à ce que je réponde : « Ce gars est en train de faire ses devoirs parce qu’il est studieux et qu’il ne veut surtout pas redoubler. » En substance, j’ai dit la première chose qui me traversait l’esprit : « En terminant un livre de Nietzsche, ce pauvre gars vient de réaliser que Dieu n’existait pas. Ébranlé dans sa foi, il décide de se suicider en laissant un billet qui commence par “Ô éternité, mon suaire”. » Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était le regard troublé du type à la veste jaune.
Bien évidemment, j’ai eu droit au psy. J’étais très intrigué à l’idée de cette rencontre. J’avais passé le mois d’août à voir mes parents barboter dans le clapotis de la Méditerranée pendant que, sur la plage, je venais à bout d’Introduction à la psychanalyse. Quelque chose m’avait beaucoup plu dans ce bouquin, une espèce de croisade de la pensée occulte l’idée poétique que toute âme a son au-delà. Le psy m’a demandé un tas de choses sur mes parents.
C’était cruel de sentir toute cette gentillesse à mon égard. Oui, c’est vrai, j’en suis sorti les larmes aux yeux, j’étais affecté de quelque chose d’ordinairement monstrueux ou de monstrueusement ordinaire, et c’était comme ça.
Je n’aime pas pleurer.
Les copains ? Que dire… Ce n’est pas le mot. Amis, encore moins. Potes ? Non, c’est pas ça. Camarades de classe ? Ça oui, j’en ai. Beaucoup. Ils voient en moi une espèce de rempart ultime à la mauvaise note, voire un challenger hors pair à Questions pour un champion. Il est vrai qu’on m’achète facilement pour une poignée de Chamallows.
Je ne demanderais qu’à vous aimer, vous tous, si seulement vous arriviez à comprendre que je suis toujours un gosse même si je n’en suis plus un. N’ayez crainte, quand je serai grand je vais peut-être régresser et redevenir normal, il paraît que c’est le cas le plus fréquent.
Question communication, j’ai deux interlocuteurs. Il y a Roger, le radiesthésiste. La soixantaine rayonnante et le pendule en bataille. Parfois il dégotte une source, je l’ai même vu repérer un arsenal de guerre à six pieds sous terre. Les gens du coin l’aiment bien. Il faut dire qu’il a un charme fou. Je suis tombé raide d’admiration pour ce gars le jour où il a exhumé rien que pour moi sa trousse d’écolier qui datait de l’Occupation. Il l’a ouverte sous mes yeux, et dedans : un trésor. Un monticule de petits bouts de papiers griffonnés, chacun recelant un mot, une phrase, une pensée profonde. Tout ça parce que, tout gosse, il était curieux de ce qu’il ne comprenait pas dans ce que disaient les adultes. Il notait, mot pour mot, des choses entendues ici et là en se disant qu’un jour, enfin, il saurait. Le trésor de tous ses mystères de l’enfance, il me le donnait. J’en dépiaute un et je lis : Tonton a dit que tout plaisir que la main n’étreint pas n’est qu’un songe. Dans un autre : Mémé bave et pépé la trouve si belle. Je les ai lus un par un et j’ai été pris d’une sorte de nostalgie. Il y a si peu de zones obscures dans tout ce qui m’entoure.
La seconde, c’est Gaëlle. Elle a exactement mon âge, à deux jours près. Elle se précipite sur toutes les conneries que je n’ose pas faire. Je suis pantois de tant de liberté. On lui promet l’échafaud et je l’envie. Un jour, elle m’explique ce qu’est le couple. « Les gens vivent à deux, parce que si l’un d’eux tombe par terre, l’autre est là pour le ramasser. » J’ai eu beau lire les romantiques, les cartésiens et les psychanalystes, je n’ai jamais rien perçu d’aussi vrai de toute ma courte existence. Parfois, on s’embrasse sur la bouche. Elle s’intéresse à l’acte, moi au goût que ça a. Elle veut qu’on se marie quand nous aurons vingt ans. Je lui dis que, d’ici là, je serai vieux. Elle répond à un tas de choses qui me préoccupent. J’ai la fugace impression d’être un homme et de correspondre enfin à mon âge mental. Qu’est-ce que j’aime sa façon de lisser sa jupe sur les cuisses quand il y a du vent ! L’autre chose qui nous lie, c’est un vif intérêt pour les puzzles. Pendant que je passe un temps fou à segmenter les arrondis et les angles pour isoler la bonne pièce, elle prend la première qui lui tombe sous la main et tape avec le poing pour l’emboîter de force. Poésie pure.