Étendu quelque part.
Quelque part mais où… ?
Je suis sûr et certain qu’il a dit « Je veux être enterré près de la volière ». Pas une volière mais la volière ! Qu’est-ce que c’est que cette volière, nom de Dieu ! ? Et il n’a pas dit J’aimerais bien ou J’aurais tant aimé, non, « JE VEUX être enterré près de la volière ». On ne demanderait pas mieux que de t’enterrer près d’une volière, tonton, mais tu aurais pu me faciliter la tâche ! L’infirmière revient, me fait ses condoléances, me dit des choses définitives sur la vie et la mort, et j’acquiesce bêtement pendant que dans ma tête tournoie un ouragan de volières.
— Dites-moi, madame, il n’y aurait pas dans le coin un pigeonnier ou un truc dans le genre, près d’un cimetière ?
L’infirmière, habituée aux contrecoups émotionnels à l’annonce d’un décès, me regarde d’un air bizarre. J’insiste :
— Vous n’avez jamais entendu parler d’un « cimetière de la volière » ?
— Demandez aux gens des pompes funèbres, ils ont toujours plein de réponses aux questions les plus délicates.
Jusqu’à ce qu’elle dise ça, j’étais persuadé d’avoir fait le plus dur en venant jusqu’ici mais, sans savoir pourquoi, je me suis dit que pour assurer l’éternité à un mourant il ne suffit pas de lui tenir la main pendant un quart d’heure. Je pourrais prendre le vol de demain matin pour Budapest, mes élèves m’attendront sans doute un jour de plus, le temps de tirer au clair cette histoire absurde, juste pour m’éviter les remords que je sens déjà poindre. Je veux être enterré près de la volière… Et merde ! Il aurait pu dire des choses plus simples, plus banales, des trucs comme Rosebud ou N’oublie jamais, mon petit, que seul le romantisme est absolu, mais pourquoi faut-il qu’un type qui a joué au ball-trap avec tout ce qui a des plumes veuille être enterré près d’une volière ?…
— Nous, sortis du cimetière municipal… Y a bien un columbarium au Père-Lachaise, mais c’est uniquement pour ceux qui veulent se faire incinérer.
— Il a dit clairement qu’il voulait être enterré.
— C’est vous qui voyez. Mais d’ici trois jours, on va bien être forcés de le mettre en bière.
— Trois jours ?
— En général, ces choses-ià se décident bien avant l’heure fatidique. Après trois jours, on sera obligés de suivre la procédure habituelle.
Trois jours. C’est tout ce que j’ai pu obtenir du directeur de mon lycée, voyage compris. Trois jours pour trouver une volière où faire reposer le tonton. Il paraît que les dernières volontés d’un mort sont sacrées. J’ai essayé de compter le nombre d’heures que le vieux avait passées à mes côtés, patient et attentif au petit bonhomme que je devenais, et j’ai largement franchi la barre des soixante-douze. Nous étions lundi matin, et si je n’avais pas mis la main sur une volière d’ici jeudi, tonton se retournerait dans sa tombe pour les siècles à venir sans trouver le repos.
Le lendemain, je suis allé dans le petit meublé du centre-ville où il avait toujours vécu. L’endroit n’avait pas changé depuis quarante ans, j’y ai retrouvé tous mes petits bonheurs du jeudi, la pâtisserie où je m’empiffrais avec lui de choses énormes, le cinéma où l’on passait des films pour les grands, le café où je le regardais jouer au billard. Sa voisine de palier, une éternelle célibataire, vivait toujours là. Avec les années, elle ne s’était toujours pas décidée à devenir une vieille fille.
— Mais c’est… Jeannot ? Ça me fait drôle… Remarque, à bien te regarder on retrouve les petits yeux espiègles de ton oncle… Quand tu te promenais avec le Louis, on savait jamais qui était le plus voyou des deux.
— Il ne vous a jamais parlé d’une… volière ? Un endroit où il aurait voulu finir ses jours ?
J’ai bien été obligé d’accepter son infusion ae romarin, soi-disant que ça l’aidait à réfléchir. Au bout de deux tasses, elle a sorti une goutte de fine pour passer à la vitesse supérieure.
— Ton oncle était un sérieux zigoto. On pouvait s’insulter un jour entier comme des chiffonniers à travers la cloison, le soir il venait partager un Fernet-Branca, et on parlait, jamais de nous, mais du monde entier et de ce qu’il devenait. Pour te dire, le 21 juillet 69, deux heures du matin, on était tous les deux devant la télé, ici même, à l’endroit où t’es assis, pour regarder l’Américain qui a marché sur la Lune.
— Et ma volière ?
— Eh ben… Cette histoire de volière me dit quelque chose. Ça se passait le vendredi. Incapable de te dire quoi, mais c’était tous les vendredis, pendant bien dix ans. Je lui disais « Vous venez voir le western ce soir, m’sieur Louis ? ». Et il répondait « Vous savez bien que le vendredi c’est le jour de la volière ». Il devait être colombophile ou un truc comme ça, y a des amateurs, ça devait s’envoyer des messages dans les pattes des pigeons, allez savoir. Tous les vendredis à dix-huit heures pétantes, son copain Ferré, le garagiste du quartier de la Borne… tu te souviens ?
— Jamais entendu parler.
— Eh ben, le Ferré venait le chercher pour aller à cette satanée volière. Ton oncle revenait tard dans la nuit, et puis plus rien jusqu’au vendredi suivant. C’est tout ce que je peux te dire, mon gars.
Des messages dans les pattes des pigeons… Même si le tonton avait des passions bizarres, cette soudaine affection pour des trucs emplumés paraissait suspecte. Mais la piste avait l’air de suivre son cours. Le soir même, j’ai abouti dans une supérette du quartier de la Borne où jadis se tenait le garage d’Etienne Ferré, vénérable vieillard qui habitait désormais dans une cité dortoir à trois encablures de là. Deux heures plus tard, j’avais trouvé la bonne porte du bon escalier. Une marmaille tonitruante m’a ouvert.
— Tu viens pour l’anniversaire de pépé et mémé ?
Dans le salon, une vingtaine d’individus de tous âges entouraient un gâteau gigantesque où trônait le chiffre cinquante. Étienne et Josette Ferré fêtaient leurs noces d’or. J’ai eu beau jurer que je passais là par hasard, personne n’a voulu me croire. Quand je me suis présenté comme le neveu du Louis, Étienne m’est tombé dans les bras. Il a retenu ses larmes quand je lui ai annoncé que son pote de toujours avait passé l’arme à gauche.
— Tu crois qu’il aurait prévenu qu’il se sentait pas bien ? C’est tout Louis, ça. Faut dire que ces dernières années on se voyait plus beaucoup. CM l’enterre quand ?
— Quand, je peux vous le dire, c’est jeudi matin, mais le problème c’est où.
Un gosse m’a servi d’office une part de fraisier. On était encore loin de la saison des fraises.
— Dans un dernier soupir il a insisté pour qu’on l’enterre près d’une volière. D’après ce que j’ai compris, mon oncle et vous fréquentiez un club de colombophiles tous les vendredis soir. Si vous pouviez m’éclairer un peu là-dessus.
Je ne sais pas ce qui s’est passé mais, juste après avoir dit ça, il y a eu une sorte de silence un peu craquant, comme une corde de pendu qui se détend juste après le lynchage. Étienne a blanchi d’un coup et sa canonique épouse l’a regardé avec une lueur de doute.
— Dis donc, Étienne… Le vendredi, c’était pas le soir où tu tapais la belote chez Louis ? Tu revenais même à des heures pas possibles, et dans des états !
— Je suis vieux et j’ai plus ma tête, m’a fait Étienne. Je suis désolé pour ton oncle, mais ce soir mon couple a atteint l’âge d’or et je te souhaite de vivre ça un jour. Sur ce, je te raccompagne, c’est quand même une fête de famille.