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Et c’est ce qu’il a fait, le vieux Ferré. En deux secondes il me poussait sur le palier avec une énergie insoupçonnée pour son âge. Avant de me claquer la porte au nez, il a dit :

— Cinquante ans de boulot quotidien pour en arriver là et tu viens foutre la merde juste aujourd’hui avec ta volière ! Remue le passé tant que tu veux mais pas le mien ! La volière… La volière… Va voir du côté de l’Hôtel des Tilleuls, à Granville, mais ne repasse surtout pas pour me dire ce qu’il est devenu.

Il était onze heures du soir. Plus aucun car ne partait pour Granville. Faute de trouver le sommeil dans ma chambre d’hôtel, j’ai réveillé le veilleur de nuit à qui j’ai parlé du Danube jusqu’au petit matin.

*

Vu de l’extérieur, l’Hôtel des Tilleuls avait ce cachet modeste qui n’inspire que les vagabonds et les touristes en sac à dos. Mais dès qu’on passait le seuil, on se retrouvait dans un petit palace laissé à l’abandon malgré ses heures de gloire. Des boiseries, du velours rouge, un escalier à double révolution soutenu par des atlantes, bref, un vrai décor de cinéma. On m’a demandé si je voulais une chambre. Malgré une certaine fatigue, j’ai eu le courage de dire non. Le jeune concierge n’a pu répondre à aucune de mes questions, l’endroit avait changé trois fois de propriétaires en trente ans avant d’être repris par un trust hôtelier. Le gérant m’a dit à peu près la même chose et personne dans tout le personnel n’a pu me faire avancer d’un pouce. À force d’insister, j’ai bien vu que je commençais à fatiguer tout le monde. J’ai passé un coup de fil au type des pompes funèbres qui s’apprêtait à clouer le cercueil de tonton. Pour me laisser le temps de décider, j’ai pris une chambre à l’Hôtel des Tilleuls. L’après-midi, j’ai traîné dans le coin en posant d’autres questions sans réponses, jusqu’à ce qu’un cantonnier me montre le cimetière, un petit carré discret bordé d’arbres, à un jet de pierre de l’hôtel. J’ai trouvé étrange que, dans une gentille ville comme celle-là, il y ait un hôtel aussi chic pour un cimetière aussi désuet.

La tête vide, sur les coups de vingt-trois heures, devant la télé de ma chambre, je me suis affalé dans la position typique de celui qui vient de passer la main. J’ai repensé à mon oncle qui, sans être fier de moi, devait sans doute, de là-haut, rendre hommage à ma bonne volonté. C’est là qu’on a toqué à ma porte. Un jeune homme avec une tête de conspirateur.

— Je travaille ici, à l’économat. C’est ma grand-mère qui tenait l’hôtel il y a quarante ans. Elle se souvient de votre oncle Louis.

Je l’ai suivi dans la nuit noire et nous nous sommes retrouvés dans un pavillon à la sortie de la ville.

— C’est gentil de faire ça pour moi, rien ne vous y obligeait.

— Faut respecter la mémoire des vieux. Grand-mère, il n’y a plus personne pour l’écouter, c’est comme une honte pour toute la ville. J’aime bien ce que vous faites pour votre oncle.

La grand-mère n’avait pas d’âge, elle vivait dans quelques mètres carrés où elle parvenait à caser tout le bric-à-brac de ses souvenirs.

— Louis Magnaval et Étienne Ferré… À l’époque j’aurais plutôt misé sur le premier, et c’est l’autre qui est resté.

— La volière, ça vous dit quelque chose ?

Elle a laissé échapper un petit rire qui grinçait comme une vieille table.

— Qu’est-ce qu’on vous apprend de la vie, de nos jours ? Une volière, tu sais pas ce que c’est ? Ton oncle t’a pas appris ça ? Un clandé, une taule… ? Non ? Un claque, un boxon… ?

— … Une maison close ?

— C’était comme ça que les braves gens disaient. Les parents de ceux qui me montrent du doigt aujourd’hui. Les ingrats ! On devrait me donner la médaille du Mérite. Mais, pour comprendre ça, faudrait remonter à l’époque. Tiens, regarde…

Elle a posé devant moi une vieille caisse à champagne remplie de photos sépia. Sur l’une d’elles on la voyait entourée de ses filles, sur une autre un couple dansait près d’un gramophone, sur toutes semblait régner une franche bonne humeur.

— Attends que je retrouve la bonne…

Elle a fourragé un moment dans le tas et, triomphante, m’en a mis une sous les yeux.

Tonton ! Un sourire béat, une guitare entre les mains et un beau brin de fille qui le tenait par les épaules. J’ai repensé à tous ces vendredis qui suivaient de près mes jeudis… Personne chez moi ne pouvait se douter, sinon on m’aurait interdit de le fréquenter, on m’aurait dit que c’était un monstre, et aujourd’hui je serais un autre. Ni meilleur ni pire, mais un autre.

— Le Ferré, c’était le client banal, le tout-venant, un passionné à la petite semaine, on arrive avec une envie folle de faire la fête et on repart avec la honte aux yeux. Ton oncle c’était différent. Il venait en amoureux.

— Pardon ?

— Tu vois la fille à qui il chante une aubade ? C’était l’amour de sa vie. Ah, ces deux-là… Fallait voir… Ça a jamais roucoulé autant dans une volière ! Il la regardait comme un crapaud mort d’amour, elle se faisait un sang d’encre quand il arrivait en retard. Ça a duré dix ans. Et c’est chez moi qu’ils se sont trouvés, on choisit pas.

Elle semblait dire ça avec une bonne dose de fierté.

— Il aurait pu l’épouser, l’emmener avec lui, je ne sais pas… Tel que je connaissais mon oncle, c’était le genre de choses dont il aurait été capable.

— C’est difficile de dire ça aujourd’hui… C’était comme un contrat entre eux et personne n’avait rien à dire. Les pactes entre amoureux, y en a pas deux qui se ressemblent.

— Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Un beau matin elle est partie sans rien dire, personne n’a su pourquoi’. Les années ont passé. Et il y a trois ans à peine, elle est revenue se faire enterrer ici. Tu sais ce qu’il te reste à faire.

*

Je l’ai reconnue tout de suite. Sur sa tombe, on avait placé un médaillon avec son portrait. Un beau visage de jeune femme qui souriait. À n’en pas douter, c’était à mon oncle Louis. Personne n’a fait de difficulté pour les faire reposer côte à côte. Les pactes entre amoureux, y en a pas deux pareils.

Et je suis rentré à Budapest avec l’irremplaçable bonheur du devoir accompli. Dans les mois qui se sont écoulés, j’ai failli cent fois raconter l’histoire de mon oncle Louis, mais il aurait fallu commencer par le début, depuis la première fois où il a posé les yeux sur moi jusqu’au moment où j’ai fermé les siens, et je ne connais personne doté d’une telle patience.

Dans un bar de Szeged, au moment où je m’y attendais le moins, j’ai rencontré Anna. J’ai tout de suite reconnu en elle « celle qui méritait qu’on l’accompagne une vie entière » comme disait tonton pour consoler le jeune adolescent qui léchait ses premières plaies d’amour. Je me suis promis de ne la quitter qu’un seul jour par an. À la Toussaint.

Faire l’aller et retour pour un pot de chrysanthèmes ? Tonton n’en demandait pas tant. Je suis resté un bon moment devant sa tombe, le regard perdu entre l’Hôtel des Tilleuls qu’on apercevait au loin, et la légère effervescence des cimetières le 1er novembre. C’est là qu’une femme d’à peu près mon âge est venue se recueillir sur la tombe qui jouxtait celle du Louis.

Sans faire attention à moi, elle a posé son bouquet de fleurs, jeté l’ancien, et donné quelques coups de balayette pour rectifier les angles de terre. J’ai eu un petit pincement au cœur quand j’ai reconnu quelque chose de familier dans son visage. Sûrement les petits yeux espiègles dont parlait la voisine de tonton.

— Vous n’êtes pas du coin, j’ai dit.

— Non, j’habite Paris. Je n’ai jamais su pourquoi maman a voulu être enterrée ici.