— Je m’appelle Jean.
— Je m’appelle Louise.
— J’ai une histoire à vous raconter, Louise. Et vous au moins, je suis sûr que vous aurez la patience de l’écouter.
UN TEMPS DE BLUES
Trempé comme une soupe. Pas la petite ondée qui mouille sans le faire exprès, non. L’instant est tropical. Une tempête qui vient de si loin qu’elle déracine les passants et inonde les trottoirs. Je sais qu’elle m’est destinée, la vie ne me laisse jamais en paix. Les gens autour de moi ouvrent des parapluies, trouvent des porches et des encoignures de café. L’enseigne éteinte d’un bar m’attire étrangement sur le trottoir d’en face. Je pensais bien connaître cette rue par cœur. La pluie ne sert qu’à faire déraper de sa trajectoire habituelle. Je vais m’accorder un petit quart d’heure, rien qu’à moi, avant que le monde ne se remette en marche.
Du vieux bois, des bouteilles ambrées, du silence. Mon imper qui ruisselle sur le perroquet de l’entrée. Un long comptoir où je suis seul. Un tabouret. Un couple, au loin, qui boit de la bière en parlant à voix basse. Un serveur impassible et lent.
— Vrai temps de chien, hein ?
— Je voudrais un bourbon, sans glace.
Un juke-box, dans un coin. Ça existe donc encore. Ça marche avec des pièces ? Peut-être montre-t-il des images, comme les scopitones d’antan. Apparemment non. Hasard ou connivence, le serveur sélectionne un morceau et me regarde. Je crains que ses goûts ne viennent troubler mon quart d’heure de solitude. J’avale une gorgée de bourbon qui me réchauffe la carcasse plus vite que tout le reste.
Pregherò… ! Per te… che hai la notte net cuore…
Stand by me chanté par Celentano. Ça ne va pas me rajeunir mais le pire est évité. J’ai toujours aimé la voix de Celentano, même quand il se risquait à reprendre un standard américain. La mélodie me fait faire un bond en arrière, à l’époque où l’âge d’homme tardait à venir.
C’était il y a plus de vingt ans. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir, tous. Quelque chose allait bien finir par arriver. J’étais un type exceptionnel. Je le savais. J’avais réussi à en convaincre certains. Il ne me restait plus qu’à attendre que ça vienne. Stand by me… Ohooo Stand by me… C’était langoureux, un poil ridicule, mais on aimait ça. En attendant les grandes heures de notre vie, on chantait. Des heures qui tardaient à venir, mais on avait tout le temps. Malheur à celui qui doute, il est déjà en train de fléchir ! Honte à celui qui se soumet ! On allait lui en faire baver, au reste du monde. J’étais plutôt beau gosse et les filles m’écoutaient pérorer. Plage, révolution et soutien-gorge. Stand by me… Ohooo Stand by me… Les grandes heures tardaient à venir. Et lentement, sans que je m’en aperçoive, j’ai commencé à dire oui à tout.
Le couple, là-bas, se regarde sans mot dire. Amoureux. Celentano les inspire, ces malheureux.
J’ai dit oui à tout, même au temps qui passe. À la longue, même lui vous fait comprendre qu’il peut très bien se passer de vous. J’ai dit oui sans trop le faire entendre. Des petits oui, une longue série de petits oui qui m’ont conduit jusque dans ce bar minable. Comment ai-je fait pour oublier des êtres chers sur l’autel du sacrifice ? Stand by me… Ohooo Stand by me… Pourquoi ai-je dit oui à celle qui le voulait bien plus que moi ? Pourquoi ai-je voulu que mes enfants me ressemblent ? Aujourd’hui, je ne sais plus à quoi ils ressemblent. Ils ne me voient plus. Ils ont le courage que je n’ai pas eu au même âge. Pourquoi est-ce que je me force à trouver mes collègues aimables ? Pourquoi ai-je laissé cette maladie imbécile s’installer dans mon pauvre estomac ? Stand by me… De la jérémiade, ni plus ni moins. En italien, c’est encore pire qu’en anglais. « Pregherò per te… » Personne n’a prié pour moi, personne ne prie jamais pour personne, pourquoi les chansons nous feraient-elles croire à des mensonges ?
La pluie ne cesse pas mais le morceau si. Il était temps. Je suis aussi minable que ce bar. Je demande un autre verre. Dans cinq minutes, que je le veuille ou non, je serai dehors. J’avais droit à un quart d’heure, pas plus. Et ce crétin de serveur m’en a volé la moitié, avec son juke-box. Et le voilà qui remet ça. Lui aussi m’en veut. Il a décidé de me chasser. Allez savoir pourquoi. Qu’est-ce qu’il a trouvé pour me mettre dehors ? Une variété sans âme ? Un concerto de Brahms ? Une chanson réaliste ? Tout est possible, ici.
I woke up this morning…
Un blues ? Ça y ressemble. Des strings de guitare, râpeux et métalliques. Encore l’histoire d’un type à qui il est arrivé plein d’emmerdements depuis le réveil. Pourquoi persistent-ils à vouloir sortir du lit, tous ? À quoi bon s’entêter ? Ça ne risque pas de s’arranger. Et chaque matin sera plus pénible que la veille. Je le sais. Je le sens. La première moitié était déjà lassante, celle qui me reste à parcourir va me demander un courage que je n’ai jamais eu. La voix de ce type est chaude et dense, malgré tout. Il me fait penser à un vieux sage indien nostalgique de la grande nation qu’il guidait. Le goût du bourbon n’en est que meilleur, sans doute une histoire de racines, de terroir. C’est la vodka du tzigane. I woke up this morning… Quand je me suis levé ce matin, je ne pensais pas qu’il pleuvrait autant.
Je me souviens de l’époque où je savais arrêter la pluie. Comme un sorcier sioux, mais à l’envers. Les gens ne me croyaient pas et, pourtant, ils finissaient par le reconnaître. J’ai même gagné des paris. On ne me croirait plus si je le racontais. Il suffisait que je me concentre un peu, seul, et la pluie cessait tout à coup. Combien de filles ai-je épatées avec ce truc. Je ne sais même plus s’il y avait un truc. J’y croyais fort, c’est tout, et ça marchait. J’ai rendu le soleil à tout un village qui n’y croyait plus. J’avais oublié ça.
Le serveur me verse un troisième verre sans que je le lui demande.
— C’est celui de la maison.
Je le remercie d’un sourire. La seconde moitié sera dure. Mais pourquoi ne pas la faire, après tout ? Pourquoi se priver de ça ? Et qui sait. Je connais mieux la musique, désormais. Je ne serai jamais un virtuose, mais je peux me jouer quelques solos, pour le plaisir. C’est peut-être ça qu’il faut comprendre. Apprendre la gamme, longtemps, patiemment, pour pouvoir en jouer, plus tard. Le bourbon m’emmène ailleurs, chez ce type qui fait la longue liste des misères de la journée. I woke up this morning… S’il ne s’était pas levé ce matin, il n’aurait pas écrit une si belle musique. Il n’y a pas que les gens doués, en ce bas monde. Il y a aussi les laborieux, comme moi. Ceux qui n’ont pas fait grand-chose mais qui ont de la mémoire. Et peut-être que si… que si je me concentrais, là, un instant, en fermant les yeux…
— Je vous parie un autre bourbon que la pluie va cesser dans moins de deux minutes.
Le serveur me regarde, un sourire en coin.
— Vous plaisantez, les gouttes sont encore grosses comme des verres de whisky.
— Vous pariez ou pas ?
Il regarde sa montre et me donne le top. Le jukebox se tait. J’ai les yeux crispés, fort.
Quand je les ouvre, le serveur, un pan de rideau en main, regarde dehors. Il se retourne vers moi, éberlué.
Je me lèverai demain
TRANSFERT
Dans une vie de couple, il y a toujours un matin où l’autre vous regarde avec une petite lueur de doute au fond des yeux. De doute ou d’autre chose. Et cet autre chose a quelque chose d’hypnotisant. Pour la première fois, on perçoit une inquiétude chez celui ou celle qui, jusqu’alors, partageait avec vous cette douce et routinière insouciance. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que vous êtes ce sujet d’inquiétude.