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On décarre et on met plein cap sur la place. Les lumières de l’établissement brillent dans les vapeurs du soir. Geneviève s’apprête à descendre, mais je la stoppe.

— Je préfère que vous m’attendiez ici.

— Mais, proteste-t-elle.

Pour toute réponse, je claque ma portière.

Le troquet n’a présentement pour client que l’ivrogne du pays, un petit zig évasif aux narines évasées coiffé d’une casquette à visière noire. Il déguste un beaujolpif sincère en comptant les chauves-souris de son délirium. La patronne est derrière le rade, occupée à tricoter du poil de mouton. Je comprends pourquoi l’épicemard nous a prévenus qu’elle était « changée ». Madame s’est fait faire une ventouse avec une lessiveuse et elle aurait des jumeaux avant la fin de la semaine que ça n’étonnerait personne sauf peut-être son mari. Elle est aplatie des pôles mais renflée de l’équateur !

— Hélène, dis-je, c’est vous ?

Elle n’est pas mal, malgré sa piqûre de guêpe et son air de ne pas avoir inventé la fourchette à escargots. Brune, minois chiffonné, taches de rousseur et yeux beiges à rayures noires.

— Oui, c’est moi, répond-elle, c’est à quel sujet ?

— Police !

Elle en laisse choir son aiguille. Redoutant un accouchement prématuré, je la rassure.

— Je viens au sujet de l’affaire Coras.

— Encore !

Elle pensait que c’était classe et voilà que le passé surgit encore, implacable.

— Vous étiez au service des Coras au moment des meurtres ?

— Oui.

— Le jour où ceux-ci se sont produits, vous étiez à Montfort en compagnie de votre patronne, n’est-ce pas ?

— On était arrivées du matin, oui.

— Mme Coras ne vous a pas quittée de la journée ?

— Si, le tantôt !

— Pour aller où ?

— À Versailles, à la Préfecture, rapport à la carte grise de sa nouvelle auto.

— Elle est rentrée à quelle heure ?

La bistrote réussit une grimace qui ressemble à une publicité pour les laxatifs.

— C’est tellement loin.

— Était-il tard ?

— Pas tellement : sept heures à peu près.

Je passe à un autre genre d’exercice.

— Vous connaissiez Gilbert Messonier ?

— L’assassin ?

— Oui.

— Il était venu deux ou trois fois à la maison.

— Vous n’avez pas remarqué s’il faisait la cour à votre patronne ?

Ça lui chanstique la pensarde.

— Oh ! non, affirme-t-elle. Madame était une femme sérieuse. Et puis Monsieur était tellement jaloux.

L’ivrogne du pays, qui s’est rapproché, affirme sous la visière de sa quimpette de marinier que les femmes sérieuses n’existent pas. Il n’en veut pour preuve que son cas personnel : marié à une rempailleuse de chaises d’apparence très honnête, il fut encorné dans le mois qui suivit son union, et ce par un garde champêtre, ce qui constitue à ses yeux (et aux miens) une circonstance aggravante.

Hélène, l’ancienne bonne devenue taulière, questionne :

— À cause que vous me demandez ça ?

N’ayant ni le temps ni l’envie de lui répondre, je crois utile de passer outre.

— À quelle heure avez-vous appris les meurtres, le fameux soir ?

— Tard. Madame était inquiète en ne voyant pas venir ces messieurs, elle a téléphoné plusieurs fois à l’appartement, ça ne répondait pas. Alors elle a appelé le concierge de l’immeuble en lui demandant d’aller voir ce qui se passait. La porte de l’appartement n’était pas fermée en plein. M’sieur Mérové, le concierge, est entré et… il a trouvé ces pauvres messieurs, voilà !

— Servez-moi un petit blanc ! ordonné-je.

J’ai besoin de m’humecter. Il y a belle lurette que je n’ai pas liché un gorgeon de muscadet et cette intensité cérébrale me fatigue. Je sens que quelque chose cloche dans tout ça, et je n’arrive pas à piger quoi !

— Tu paies un verre, camarade ? demande l’ivrogne du cru.

Cette sollicitation terrorise la troquette.

— J’v’z’en prie, m’sieur Tourpoileau ! proteste-t-elle.

Je la calme du geste.

— Servez-en deux !

Elle obéit, n’étant point ennemie de sa recette.

— Dites-moi, jeune fille, murmuré-je, oubliant que mon interlocutrice est enceinte jusqu’aux yeux, vous aviez l’habitude de venir seule avec votre patronne à Montfort ?

— Non, mais ça nous arrivait, principalement aux débuts de saison, quand c’était qu’il y avait à faire dans la villa.

— Au fait, le crime a eu lieu à quelle date ?

Ça lui en bouche toute la surface portante. Ce poulet qui enquête deux ans après le crime, en ignorant la date de celui-ci, ne lui paraît pas catholique, ni même apostolique, et encore moins romain.

— Le 4 avril, vous pensez que je m’en rappelle !

— Quel âge avait le père de M. Coras ?

— Septante-huit !

— Il était en mauvaise santé ?

— Pas fameuse ; dites, c’est pas la première jeunesse, hein ?

— Certes ! Je trouve surprenant qu’il soit resté à l’appartement. Son fils devait avoir des occupations durant et par conséquent le laissait seul, non ?

— On l’a pas emmené à cause de l’auto de madame, m’explique Hélène.

— Je ne comprends pas.

— Si : la nouvelle était sport, toute petite : juste deux places et la capote baissée. Madame a dit qu’il valait mieux qu’il vienne avec l’auto américaine de monsieur.

— J’y suis.

Je vide mon godet et appuie une pièce sur le rade.

— Merci et excusez-moi pour le dérangement.

Je désigne son ouvrage :

— Vous tricotez pour un garçon ou pour une fille ?

Elle rosit de confusion.

— Pour un garçon, dit-elle.

— Vous avez raison, dis-je, dans un café un garçon a sa place toute trouvée.

Je serre la main cradingue de l’ivrogne et je m’esbigne.

CHAPITRE VII

Elle a son regard noyé et pourtant scrutateur, Geneviève. Elle n’ose me questionner et se tient gentiment assise sur la banquette, la jupe en bordure des genoux, le buste droit. Elle attend. Il y a dans toute sa personne quelque chose de prudent, d’anxieux et de soumis aussi.

— Avez-vous une voiture, madame Coras ? demandé-je.

— Oui.

— Qu’est-ce que c’est comme véhicule ?

Elle est surprise, car la question lui paraît nettement hors de propos. Pourtant elle répond, passive :

— Une MG anglaise.

— Il y a longtemps que vous l’avez ?

— Environ deux ans, pourquoi ?

— Ça vous ennuierait de me montrer la carte grise ?

Elle ouvre son sac et farfouille à nouveau dans ses fafs. Elle me présente enfin le document demandé. Je constate que la carte grise a été délivrée par la Préfecture de Versailles le 4 avril de l’autre année.

Je la lui rends et murmure :

— Je commence à avoir l’impression que vous mentez, chère madame.

C’est le genre d’affirmation qui remue toujours une personne de cette classe. Son regard limpide s’assombrit. À la lumière du plafonnier, je vois ses traits harmonieux se crisper.

— Pourquoi ? demande-t-elle seulement, et ce d’un ton qui ressemble au coup de griffe d’un chat.

— Vous affirmez que vous étiez la maîtresse de Messonier, or il le nie, de plus votre ancienne bonne est convaincue du contraire !

— Vous lui avez posé une telle question ? s’indigne Geneviève.

Ses grands airs ne me perturbent pas le circuit vaso-moteur.

— Je suis un flic, madame. Un flic n’a été conçu que pour poser des questions indiscrètes. D’autre part, vous prétendez avoir passé l’après-midi du 4 avril chez Messonier. Là encore, il nie. Votre bonne dit que vous étiez à la préfecture de Versailles pour faire établir la carte grise de votre nouvelle voiture. Et effectivement ladite carte porte bien la date du 4 avril ! Alors ?