Dix ans passèrent, plus instable et plus capricieuse que jamais, ne séjournait plus que rarement à Vienne. Elle cherchait à fuir un destin qui ’accablait, et peut-être à se fuir elle-même.
Un soir de 1886, elle se reprit à penser à ce charmant Fritz alors qu’elle venait d’écrire un poème, comme cela lui arrivait souvent. Celui-là était écrit en anglais et elle décida de l’appeler « le chant du Domino Jaune ». Il commençait par ces mots « Long, long ago… »
La fantaisie lui prit l’envoyer à Fritz comme ne résistait jamais à impulsions écrivit à l’ancienne adresse. La réponse arriva presque aussitôt.
« Que s’est-il passé depuis ces onze ans ? Tu resplendis sans doute encore de ta fière beauté d’autrefois. Quant à moi, je suis devenu un époux respectable et chauve, pourvu d’une adorable petite fille. Tu peux, si tu le juges convenable, déposer sans crainte ton domino et éclaircir enfin cette énigmatique aventure, la plus troublante de celles que j’ai vécues… »
Sa lettre était pleine de gentillesse, malheureusement celle qu’il reçut par la suite était teintée d’une pénible moquerie. On lui demandait de faire photographier son « crâne paternel ». Blessé, il répondit une dernière fois : « Je regrette infiniment qu’après onze ans, tu juges encore utile de jouer à cache-cache avec moi. Se démasquer après si longtemps eût été un jeu charmant et mis une bonne fin à l'aventure du Mardi gras 1874. Mais une correspondance anonyme après si longtemps manque de charme. Ta première lettre m’a fait plaisir, la dernière m’a vexé, ta méfiance irrite celui qui ne la mérite pas. Adieu, et mille excuses… »
Cette fois, c’était bien fini. Le jeu du Domino Jaune avait pris fin. Il n’en resterait plus dans les papiers d’un monsieur vieillissant qu’un petit paquet de lettres pieusement conservées et auxquelles parfois il donnait un regard… et un regret !
« Sissi » et Katharina Schratt
Par un bel après-midi de l’été 1884, un équipage, dont la discrétion n’excluait pas une irréprochable élégance, s’arrêta dans le jardin d’une villa au jardin fleuri descendant jusqu’aux eaux bleues du lac de Saint-Wolfgang, dans le Tyrol autrichien. Une femme grande et mince, abritant sous une voilette et un chapeau à larges bords une beauté toujours éclatante, en descendit, faisant signe à une autre femme qui s’y tenait avec elle de demeurer.
Un instant plus tard, l’occupante de la villa, célèbre et charmante comédienne viennoise nommée Katharina Schratt, vit pénétrer dans son salon la dame de la voiture, dont la vue la suffoqua tellement qu’elle dut faire appel à toute sa présence d’esprit pour ne pas oublier sa révérence.
— Madame ! balbutia-t-elle. Je ne sais comment… Que Votre Majesté me pardonne, mais la voir apparaître tout à coup ici, chez moi…
— Comme un personnage de théâtre, n’est-ce pas ? Ne vous troublez pas, Madame Schratt ! Que ma visite vous surprenne n’a rien de très étonnant et je vous demande bien pardon de la faire impromptu, sans vous l’avoir annoncée. Mais je tenais à ce qu’il en soit ainsi. Maintenant, voulez-vous oublier un instant que je suis l’impératrice et m’accorder quelques instants où nous pourrons parler seulement en femmes ?
— Votre Majesté me rend confuse, murmura l’actrice qui, effectivement, avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. J’espère seulement qu’elle a besoin de moi et je la supplie de me dire ce que je peux pour son service ?
— Eh bien, d’abord vous asseoir ici, près de moi. Ensuite, je vous le répète, ne pas vous troubler, car c’est de l’empereur que je suis venue vous parler. Il a pour vous une grande amitié… de l’affection même, je crois ?
— Madame ! murmura Katharina au supplice, je ne sais ce que l’on a pu dire…
— Au sujet de cette amitié ? Des sottises, bien sûr, mais il se trouve que je sais la vérité. Soyez donc sans crainte aucune !
Elle tenait, en effet, en assez peu de chose, cette vérité. Quelques mois plus tôt, en novembre 1883, l’empereur François-Joseph, qui assistait, au Burgtheater de Vienne, à une représentation d’un drame intitulé Les Mains de fée, avait remarqué Katharina Schratt, nouvelle venue au théâtre et qui interprétait dans la pièce le rôle d’Hélène. C’était une jolie femme de trente-quatre ans, fraîche, gaie, aimable, fort bien élevée et très cultivée, avec de grands yeux clairs et un teint de pêche sous une masse de cheveux châtain doré.
L’empereur, habituellement taciturne et froid, tint à féliciter l’artiste pour son talent, et il le fit avec une amabilité qui laissa pantois le prince de Montenuovo, l’austère, rigide et insupportable maître de cérémonies de la cour pour qui le respect de l’étiquette était une espèce de vocation.
Quelque temps après, l’empereur (alors âgé de cinquante-trois ans) avait revu la jeune femme au fameux Bal de l’Industrie auquel tout Vienne se devait d’assister. Là, à la grande stupeur des assistants et de son entourage, il s’était longuement entretenu avec elle, déchaînant ainsi une énorme vague de potins passablement malveillants, mais qui n’empêchèrent nullement Katharina Schratt de devenir en quelque sorte la comédienne attitrée de la Cour. Elle parut dans les meilleurs rôles et dans les occasions les plus importantes , comme la soirée que donna l’empereur au château de Kremsiert en l’honneur du tsar et du Kaiser. Et, naturellement, il n’y eut qu’une voix dans Vienne pour proclamer qu’elle était devenue la maîtresse de François-Joseph, sur le sombre caractère duquel sa beauté et son charme semblaient du reste agir de la plus heureuse façon. Mais ce fut avec une mauvaise impatience que les commères guettèrent le retour de l’impératrice, partie pour l’un de ses éternels voyages. Comment Élisabeth prendrait-elle une aventure conjugale aussi largement affichée ?
C’était exactement ce que se demandait Mme Schratt en contemplant le beau visage de sa souveraine, un visage parfaitement serein et qui, même, lui sourit gentiment.
— Vous êtes charmante, dit-elle. Je sais que votre gaieté, votre esprit délassent l’empereur de son écrasant labeur. En un mot, vous lui faites du bien… un bien que je n’ai plus, moi, la possibilité de lui faire ! ajouta-t-elle avec une ombre de mélancolie.
— Pourtant… fit doucement Mme Schratt, l’empereur aime profondément Votre Majesté. Plus que tout au monde, je crois bien !
— Je sais ! Et de mon côté, j’ai pour lui une infinie tendresse. Mais, vous le savez comme tout le monde ici, je déteste Vienne, la cour où j’étouffe, ces palais sinistres où jamais je ne me suis sentie chez moi. Je les fuis autant que je peux… et l’empereur, qui y demeure attaché, est bien seul !
Cette fois, la comédienne ne répondit pas. Comme toute l’Autriche, elle connaissait le caractère fantasque de l’impératrice, sa crainte presque obsessionnelle de la folie, ses manies voyageuses, ses excès sportifs, et aussi les régimes insensés qu’elle s’imposait quand elle s’imaginait avoir pris quelques grammes.
Durant des semaines, Élisabeth se nourrissait exclusivement de raisins pressés et de cigarettes, mais n’en effectuait pas moins des marches ou des chevauchées d’une longueur propre à décourager un soldat endurci. Elle était déjà l’impératrice errante… en attendant d’être un jour celle de la solitude.
Et pourtant, il était bien vrai que son époux lui gardait intact l’amour des premiers temps de leur romanesque mariage, qu’il souffrait de la voir s’éloigner constamment de lui, car pas un instant, elle n’avait cessé d’être pour lui l’adorable Sissi d’autrefois. Mais entre ces deux êtres si dissemblables, il y avait l’Empire, énorme, écrasant qui tenait François-Joseph rivé comme un forçat à sa table de travail de la Hofburg ou de Schönbrunn. Et jamais Sissi, n’était parvenue à assouvir sa fringale d’espace et de liberté.