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Au ras de ma tête, des néons éclatés, dont les fines particules de verre tapissaient le sol comme une couche de neige croûteuse. Je progressai avec prudence, l’oreille attentive aux soubresauts des tuyaux craquants, à la course invisible de petits animaux qui me hérissaient tous les poils. Le rail me jeta dans une pièce gigantesque, aux murs si lointains que le pinceau de ma torche s’épuisa presque avant de les atteindre.

Des dizaines de boxes d’étourdissement, alignés de part et d’autre du rail de saignée, croupissaient dans l’obscurité, comme des employés de l’ombre parés à reprendre le cours de leur macabre mission. Je balayai avec ma torche toutes les directions, le regard aux aguets. La fraîcheur rouge de la viande congelée n’avait jamais quitté cet endroit humide, caverneux, effrayant dans sa monochromie blessante. Les tubes d’aération et d’évacuation me décochèrent des reflets bleutés sous les assauts photoniques, tels des clins d’œil mortels. Plus j’avançais au hasard de mes intuitions, plus la salle s’étendait, comme écartelée. Je devinais, là, juste devant moi, les carcasses du passé, suspendues, éviscérées puis sciées en deux du groin à la queue. J’imaginais ces saigneurs en blouses maculées de glaires, de sang, d’acide stomacal, plonger les bêtes dans les bacs d’échaudage, les ébouillanter jusqu’à ce qu’elles en ressortissent nues comme au jour de leur naissance, je flairais ces odeurs de têtes de porcs entassées par kilos dans les salles d’habillage et de désossement, puis broyées jusqu’à être réduites à l’état de jus de cadavres. Le parvis de la peur me déployait son tapis rouge ; j’évoluais dans la machinerie parfaitement huilée d’une bête démoniaque, une entreprise assassine dont le cœur battait encore…

Aucune trace des chiens ni de la femme. Rampes et couloirs vides, stalles d’étourdissement et plates-formes vierges… Je commençai à désespérer, hésitai un instant et me forçai à poursuivre l’inspection, malgré ma frayeur grandissante et ma certitude d’éprouver toutes les peines du monde pour regagner la sortie. À ma gauche, je découvris un cadran brisé de balance, des réchauffeurs hors d’usage, des prises d’eau éclatées, un mont d’étiquettes à oreilles, de fiches ante mortem abandonnées sur le sol. Au-dessus, des supports à crochets et à rails en surplomb, éventraient le plafond en une longue ligne, jusqu’à une bouilloire percée par le gel des tuyaux intérieurs. Il faisait noir… si noir que le poids de l’obscurité m’écrasait le dos…

D’insoutenables effluves de putréfaction me surprirent, me brûlant les narines. Réels, prenants au point de me compresser l’estomac. J’effectuai trois pas en arrière, glissai le bas de mon visage dans le col de ma veste et avançai à nouveau, tête baissée. Mais l’infection s’imprégnait dans le tissu, pénétrait en moi avec sauvagerie comme un gaz mortel. Je tentai bien de respirer le moins possible, mais, à chaque nouvelle bouffée d’air, je sentais que tous mes organes allaient me passer par la bouche. Je vomis un filet de bile jaunâtre, me ressaisis et me traînai jusqu’à la lourde porte de métal entrouverte d’une salle réfrigérée. L’odeur, devenue atroce, me redressa, me comprimant la poitrine et les côtes dans une étreinte douloureuse.

Devant moi, dévoilés crûment par le faisceau lumineux, six chiens gisaient, entassés, têtes emmêlées, poitrines craquées, dos lardés de plaies béantes. L’éclairage puissant de la Maglite révéla les tendons agrippés à l’os, tiraillés à leur maximum au travers de la chair noircie et pourrissante. Les cavités des yeux rendaient des globes desséchés à peine retenus par les tresses des nerfs optiques, et les gueules suppliantes, figées dans un ultime cri de douleur, s’imprimèrent sur le tableau blanc de ma mémoire. Une crise plus farouche de mon estomac me plia en deux.

La porte aux gonds rouillés, derrière moi, se mit à grincer en se rabattant lentement. Je frôlai la crise cardiaque, mon cœur stoppa puis accéléra enfin, déréglé et perdu tout autant que moi. Je me ruai hors de la pièce, tournai sur la droite au lieu de rebrousser chemin et m’engouffrai dans un corridor en pente, affolé, écœuré. Des rigoles couraient de chaque côté, enduites de sang séché, presque évaporé, pour se perdre dans les profondeurs inexplorées de l’abattoir. Ce sanctuaire de carrelages blancs, tachés de peaux mortes, d’éclats d’os, d’empreintes poussiéreuses, me tourna la tête. Les vitres en plexiglas des postes d’inspection des viscères me renvoyèrent l’éclat de ma propre torche en pleine figure, comme un coup de scalpel sur mes rétines. Je progressai toujours, coûte que coûte, accroché aux derniers soubresauts de courage qui m’animaient encore.

Les canaux transverses d’évacuation bifurquèrent à droite dans une très forte déclinaison, se jetant dans une fosse profonde. Je me penchai, promenai en gestes tremblants l’œil curieux de ma torche au fond du puits. Une échelle métallique permettait de descendre et, apparemment, d’emprunter un tunnel de béton menant probablement au cœur du système de ventilation et d’évacuation. Un groupement de tuyaux aux diamètres divers s’y enfonçait aussi, alors je décidai de m’aventurer sous terre, dans le poumon de l’enfer. Je longeai les tubes métalliques du bout des doigts, m’écorchant les phalanges sur des canalisations jadis explosées par la force brute de la glace. Le sang gicla, se mêla à la poussière en gouttes épaisses qui craquèrent en percutant le sol. Je remarquai alors la présence d’empreintes de pas. Des marques fraîches, vierges de salissures, aux contours propres et définis. Des allers et retours dans l’ombre, sous terre, à l’abri des regards, dans l’entrepôt du diable. Les marques du tueur…

Les tuyaux et les pas me conduisirent dans une ouverture latérale d’où chuintait un bruit sourd, à peine perceptible, comme celui d’un moteur lointain. Là, au fond, un rai de lumière blanche rampait sous une porte. Je m’éloignai à reculons, retournai au pied de l’échelle pour y sortir le cellulaire de ma veste et composer le numéro de la permanence à la Criminelle. Pas de réseau, communication refusée. Tout ce métal et ce béton agissaient comme un tissu opaque, un filet à ondes infranchissable. Je ne pris pas le temps de ressortir, résolu à agir seul. J’avais en ma possession l’effet de surprise…

Retour dans la bouche hurlante du tunnel au plafond bas et écrasant. Je pensai au tueur, l’imaginant derrière cette porte, les traits du visage ciselés par une lampe à huile, martyrisant la jeune femme, la privant de nourriture et plongeant ces pointes soigneusement taillées dans le velours de son corps…

Je m’avançai, torche éteinte, léger sur mes pieds autant que ma corpulence d’homme mûr me le permettait. Un cadenas enserrait la porte de l’extérieur, preuve de l’absence du tueur, ce qui me rassura et me déçut en même temps. Le ronflement provenait vraisemblablement d’un petit groupe électrogène portatif. Je pointai le canon de mon Glock devant moi, inclinai la tête et tirai sur l’anse cémentée du cadenas. Un feu de poudre illumina un bref instant le couloir comme le souffle d’un dragon et un cri déchirant, qui tourna en râle abject, inonda les abords du tunnel. Chassant la porte du pied, je me plaquai contre le mur crasseux alors que des jets de lumière volaient dans la pénombre comme des lames étincelantes. Ce qui se jeta sur mes rétines, me creva les yeux…

Le visage était tourné vers moi. Les pommettes tendaient la peau à en percer la surface et, des lèvres encroûtées de fièvre, se détachaient des boursouflures de peau morte. Les yeux vitreux aux pupilles devenues translucides, roulaient difficilement, comme arrachés de leurs nerfs. La céramique du corps, fêlée de côtes saillantes, fragilisée par les coups et les plaies ouvertes, semblait toute proche de se rompre en mille éclats d’os et de chairs ; les seins cloués à la table, gonflés par l’infection, étaient grêlés de marbrures olivâtres, de veinules rosées, de lésions noircissant autour de la tête des clous.