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— Votre rôle consiste-t-il aussi à nous faire perdre espoir ? » répliquai-je avec froideur.

« Non, juste à vous faire prendre conscience qu’un tueur en série ne se comporte pas comme un tueur classique. Je veux vous faire réfléchir autrement. Nous devons nous efforcer de penser comme lui, non pas en termes de mobile, mais plutôt en termes de lien caché, de logique, SA logique, qui fait de ces meurtres une chaîne unique, répondant à quelque chose de concret. Si nous découvrons ce quelque chose, nous aurons un profil psychologique précis du meurtrier… »

Après avoir ôté l’appareil stéréotaxique, Van de Veld écarta d’une pince les mâchoires de la victime. Une petite dent gâtée s’effrita avant de tomber en morceaux sur le sol. « Bon, allons-y. Érosion buccale, dents très abîmées, pourrissantes. Peau du visage sèche, joues creuses, yeux enfoncés dans les orbites, chute des cheveux. » Il se décala vers le bas du corps et lui cassa un ongle. « Ongles striés, violacés, cassant net. Membres en baguettes de tambour… Nombreux œdèmes de carence sur la totalité du corps… Hanches saillantes, fesses totalement effacées, disques de la colonne visibles… Bordel, cette fille doit peser à peine quarante kilos ! À voir la taille des œdèmes, les vergetures, les plis pendants de peau et son incroyable élasticité, elle devait, à l’origine, être plutôt bien portante… »

Une gifle de stupeur poussa Sibersky vers l’arrière. Il questionna, les lèvres ondoyantes : « Combien de temps ? Combien de temps il l’aurait maintenue dans cette position, nue ? Combien de temps lui a-t-il fallu pour amaigrir sa proie à ce point ?

— Les examens toxicologiques nous révéleront s’il lui a administré des substances pour freiner l’infection des blessures, ce qui est fort probable vu les marques au niveau des avant-bras. Si c’est effectivement le cas, s’il l’abreuvait régulièrement, s’il l’hydratait, elle a pu rester dans cette position… plus d’un mois…

— Nom de Dieu ! » Sibersky ramassa une ampoule de rechange qui traînait près d’un halogène et la fracassa contre un mur avec la rage d’un joueur de hockey. « Vous allez encore nous dire, madame Williams, que Dieu a quelque chose à voir là-dedans ? » Il se volatilisa dans le long tunnel au pas de course, en larmes, radiant d’éclairs.

Je haussai les épaules, à moitié surpris de cette soudaine éruption d’émotions. « Il faut l’excuser », justifiai-je en me tournant vers la psy. « Ses nerfs sont à vif, tout comme les miens d’ailleurs. De toute ma carrière, je n’avais jamais vu une chose pareille. » Je lui pris le bras et la tirai sur le côté.

« Vous permettez ! » lançai-je à Thornton qui s’invitait. Haussant les épaules, il retourna auprès de Van de Veld.

Je chuchotai. « Vous croyez aux esprits ? À des dons quelconques de voyance ? »

Elle jeta un regard fugace vers la victime avant de répondre. « Pourquoi diable me parlez-vous de ça ? Est-ce l’heure et l’endroit ? »

Je baissai encore d’un ton. « Une vieille Noire, ma voisine, m’a annoncé des prédictions qui m’ont amené jusqu’ici. Elle parle d’un être démoniaque, un homme sans visage venu sur Terre pour propager le Mal… D’ordinaire, je ne crois pas à ces salades… Mais les circonstances de la découverte de cette femme me troublent énormément… Le hasard ne m’a pas conduit ici… Doudou Camélia m’a aidé. » Mon regard se perdit dans le blanc de ses yeux. « Si elle a eu raison pour les chiens, elle a peut-être raison pour ma femme… Oui, ma femme est peut-être vivante, elle me le répète si souvent.

— Je… Que voulez-vous que je vous dise… » Elle réfléchit un instant. « Faites-moi rencontrer cette femme, je vous donnerai mon avis, si cela peut vous aider. »

Le légiste prélevait d’une pince effilée des échardes de bois qu’il rangeait dans des sachets en plastique apprêtés. Je l’informai : « Nous vous laissons, docteur Van de Veld. Je passerai vous voir plus tard dans la journée à l’Institut. Dites-moi juste s’il y a eu des rapports sexuels.

— Apparemment non », souffla-t-il en chassant du bout de la langue des graines de sésame noir. « Son vagin est rêche comme un sac de toile. Bordel, j’ai l’impression de travailler sur une momie qui a traversé deux millénaires… »

* *

*

Élisabeth et moi bûmes un autre café dans un routier, au bord de la nationale 13. Je portais sous les yeux le poids de ma nuit agitée et cependant, je n’éprouvais pas la moindre sensation de fatigue, comme si la volonté m’animait de mettre à profit chaque minute écoulée. Je donnai un coup de fouet à mon visage avec l’eau fraîche des toilettes et nous reprîmes la route dans la demi-heure qui suivit. Un bloc de ciel bleu avait chassé le brouillard, mais la température demeurait basse.

« Vous savez », me déclara Élisabeth, « l’organisme possède son propre système de défense contre la douleur, il s’adapte, ce qui peut atténuer le mal. Par contre, aucune barrière n’existe pour la souffrance morale. Je… je me sens incapable d’imaginer ce qu’a dû endurer cette fille. Ça va bien au-delà de tout ce que nous connaissons en terme de psychologie, d’analyse, d’introspection. »

Je doublai un poids lourd et me rabattis en urgence. Une voiture qui déboulait en sens inverse klaxonna.

Devant, se déployait le Tout-Paris, la marmite bouillonnante avec son air vicié, ses interminables serpentins de gomme et de métal…

Je m’enquis : « Donnez-moi vos premières impressions sur ce meurtre-ci, à chaud…

— Trois paramètres importants. D’abord l’endroit. Les tueurs aiment évoluer dans des univers qu’ils connaissent. Interrogez le personnel de l’époque, tous ceux qui habitent à proximité de l’abattoir. Voyez avec les agents du commissariat local s’ils n’ont pas interpellé des visiteurs non autorisés. Il me faudra aussi une photo aérienne des lieux… »

Je la surpris à serrer la poignée de la portière lorsque j’attaquai un nouveau dépassement.

« Ensuite, il y a la notion de durée. En général, plus l’acte sadique s’étale dans le temps, et je crois que dans notre cas nous frôlons un record, plus le tueur a la certitude de ne pas être pris. Il se sent invulnérable, s’appliquant à passer inaperçu, ce qui le rend redoutable. Finalement, il faut analyser tout ce qui tourne autour de l’acte lui-même ; là, se situe la grosse partie du travail. Vous savez, tuer brutalement n’est pas une chose facile, mais tuer avec l’art et la manière l’est encore moins. En ce sens, l’assassin noue une relation particulière avec sa victime, ce qui peut le conduire à laisser des indices de façon involontaire. Pourquoi, à votre avis, a-t-il pris la peine de la laver ou de lui nettoyer les oreilles ?

— C’est ça que vous regardiez, tout à l’heure, ses oreilles… Je pense qu’il nettoyait les déjections pour travailler dans un endroit propre, agréable pour lui… Par contre, pour les oreilles, je ne comprends pas…