— Peut-être s’est-il occupé d’un malade, parce que cet individu, un proche, se trouvait incapable de s’entretenir lui-même. Peut-être que, adolescent, il avait sous son aile un frère plus jeune et jouait le rôle d’une mère absente. »
Je quittai la route un moment des yeux et me tournai vers elle. « Vous êtes extrêmement croyante, n’est-ce pas ?
— Je prie beaucoup pour les victimes, mais pour les assassins aussi. J’abjure le Seigneur de leur pardonner. Je crois aux choses belles de la vie, aux forêts et aux grands lacs bleus. Je crois en la paix, en l’amour et en la bonté. Si c’est cela que vous appelez être croyante, alors oui, je le suis.
— Dans ce cas, dites-moi, que s’est-il passé quand vous êtes entrée dans la pièce, tout à l’heure ? »
Un soufflet de stupeur lui empourpra les joues.
« De… De quoi voulez-vous parler ? » Voix troublée, papillonnante.
« Je vous ai vue. Quelque chose s’est produit au moment où vous avez pénétré dans la pièce. Vous évoluiez ailleurs, à des milliers de kilomètres de nous tous. Vos yeux, vos cheveux… Racontez !
— Vous… vous allez me prendre pour une folle…
— Et moi, avec mon histoire de chiens, pour qui croyez-vous que je passe ? Je vous écoute… »
Elle se clarifia la voix. « C’est la première fois que ça me fait ça, après plus de vingt-cinq ans de carrière. Quand je suis arrivée sur le lieu du crime, je me suis vue sur un haut sommet enneigé, si haut qu’il me devenait impossible de constater autre chose que le bleu du ciel. J’étais perchée à la pointe de ce sommet, les nuages naviguaient sous mes pieds, floconneux, ridicules. Et là, mon esprit s’est comme ouvert. J’ai senti au-dessus du corps de la fille une forme d’énergie, une sorte de vibration d’atomes, chaude, froide, bouillante puis glaciale. J’ai ressenti à la fois la paix de la victime et la rage folle du tueur. Des ondes positives et négatives m’emportaient, des flux de charges m’ont picoté les joues et m’ont agité les cheveux… Ce qui s’est produit, je n’en sais rien, mais je suis persuadée qu’il existe une explication scientifique à cela… Probablement mon cerveau a-t-il généré, à la vue de la scène, des substances hallucinogènes de défense, vous savez, un peu comme ceux qui connaissent des NDE, des expériences approchées de la mort… »
J’opinai en silence. Pouvait-il en être de même pour le tueur ? Captait-il les présences, l’énergie vibrante des corps à sa merci ? Agissait-il pour le compte de puissances obscures qui guidaient ses pas, l’accompagnaient dans ses lugubres offices ? Que trahissaient cette invisibilité, cette force surprenante qui avait tracté mon corps dans la gueule du tunnel ? Pourquoi aucun bruit de pas, pas même le craquement de ses semelles sur les éclats de néons ? Quel diable était-il ? Quel don possédait-il ?
À destination, je me garai au sous-sol et nous gravîmes à pied les étages, plongés dans un silence de réflexion.
« Dites-moi, commissaire, ça sent comme…
— La morue, je sais… L’odeur est imprégnée jusque dans la moquette. Doudou Camélia est accro d’acras. » Mes lèvres s’étirèrent, comme pour former un sourire…
Elle s’exclama : « C’est rare de voir votre visage s’illuminer d’un sourire !
— Il faut dire que la situation actuelle ne prête pas vraiment à la fête ! Et comment pourrais-je sourire tant que je n’aurai pas retrouvé ma femme ? »
Les coups sur la porte d’entrée de ma voisine guyanaise n’obtinrent pas de réponse. « Elle doit être partie à la poissonnerie », glissa Élisabeth avec une pointe d’humour.
« Chut ! Écoutez ! » Je m’avançai à pas feutrés jusqu’à mon palier. Un grésil sonore entrecoupé de sanglots filtrait au travers des murs.
« Quelqu’un se trouve chez vous ! » murmura la criminologue appuyée sur mon épaule.
Je ne reconnaissais pas la voix, rêche, effilochée sur la partition chiffonnée de la peine. « Restez à l’écart… » dis-je en un souffle. Je sortis mon Glock, examinai ma serrure ; elle n’avait pas été forcée. Pas la moindre trace d’effraction, alors que j’étais certain d’avoir fermé à clé. Un sursaut d’espoir jaillit de l’intérieur de mon séjour. « Dadou ? C’est toi, Dadou ? Oh ! Mon Dieu ! Tu es en vie ! Ne c’ains rien ! Viens me voi’ ! »
Sans plus réfléchir, j’enfonçai ma clé dans la serrure et poussai le bloc de bois avec précaution.
Je découvris la grosse Noire recroquevillée sur le sol, les bras en ceinture autour de ses mollets épais comme des sacs de boxe. Des larmes avaient enflé et exorbité ses yeux. Je fis signe à Élisabeth de s’approcher. Doudou Camélia gonfla les joues, comme deux montgolfières miniatures.
« Il est venu te voi’, Dadou, hein ? Le malin, l’Homme sans visage, il est venu te voi’ ? dis-moi !
— Oui, Doudou, il est venu, cette nuit…
— Je le savais ! Je le savais ! »
Élisabeth se tourna vers la porte, examina la serrure comme je venais de le faire quelques secondes auparavant.
« Comment es-tu entrée, Doudou ? J’avais fermé à clé !
— Peu impo’te… Tu dois a’êter ce démon-là. A’ête-le, avant qu’il ne ’ecommence !
— Dis-moi comment faire ! Raconte-moi ce que tu ressens ! Tu vois Suzanne en ce moment ? Où se trouve-t-elle ? Bon sang, Doudou, dis-moi où se trouve ma femme ! »
Je me rendis compte que je la secouais sans ménagement. Élisabeth posa une main sur mon épaule et me tira vers l’arrière. Puis elle s’accroupit devant la vieille femme et se laissa prendre la main.
« Tu as la peau d’une fleur, mais le sang froid d’un caïman, madame. Tu connais les g’ands mystè’es de la mo’t, le Seigneu’ t’a dotée d’un don, comme moi, mais tu ne le sais pas enco’e. Utilise l’esp’it, il te guide’a là où tu dois aller. Mais p’ends ga’de au malin ! P’enez ga’de, tous les deux ! » Une inspiration paraissant douloureuse lui dilata la poitrine.
Je l’aidai à se relever et le xylophone de ses vieux os me joua un air sinistre, un craquement de bois mort.
« Qu’as-tu vu cette nuit ? » insistai-je. « Avait-il un visage ? dis-moi à quoi il ressemble !
— Non, Dadou, pas de visage. C’était un souffle maléfique, sans co’ps, sans visage. Il est pa’tout et nulle pa’t à la fois. Il te su’veille, Dadou ! Fais très attention ! Pa’ce qu’il ne te donne’a pas de deuxième chance… » Elle ébouriffa les plis de sa robe damassée et, dodelinant, ployant sous ses kilos, s’effaça sans se retourner.
Un silence d’église s’étira entre Élisabeth et moi. Pour une fois, le masque de parfaite insensibilité qu’elle portait avait disparu, dévoilant une femme différente, profondément touchée par ce qu’elle venait d’entendre.
« Cette vieille dame dégage des ondes », me confia-t-elle. « De chaleur, de pureté. Elle rayonne de bonté. Ses paroles sont si touchantes, si pénétrantes ! Mais… en quoi devons-nous croire, alors ?
— Je ne sais plus, Élisabeth, je ne sais plus… Pourquoi ne nous dit-elle pas clairement de qui il s’agit ? Pourquoi toujours ces allusions ? Si Dieu est si présent que ça, pourquoi n’arrête-t-Il pas le massacre ? Pourquoi lui donnerait-Il juste des indices, qui, de toute façon, arrivent quand il est déjà trop tard ? Hein ? Dites-moi donc pourquoi ? »
Elle me serra les mains. « Ce sont les hommes eux-mêmes qui ont créé ce monde décadent. Adam et Eve ont désobéi et l’humain doit réparer lui-même l’erreur qu’il commet. Dieu n’a pas à intervenir.
— Il ferait mieux, pourtant… »
Elle glissa la lanière de son sac de cuir autour de son épaule.
« Écoutez, je vais y aller. Je dois effectuer des recherches à la bibliothèque. Ce soir, j’intégrerai les nouveaux éléments de l’enquête à mon dossier. Nous ne tarderons pas à nous revoir, mais faites-moi signe si vous découvrez l’identité de la fille dans les heures qui viennent… »