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L’heure d’entrer dans le monde de la douleur vint avec les vapeurs suaves de la nuit. Le Tout-Paris nocturne s’illuminait comme un fourmillement de lucioles.
Proximité du métro Sébastopol. Un couloir de bitume ouvert au sexe, quelques voitures garées sur les trottoirs, une lignée de lampadaires usés qui trouaient à peine la nuit. Des ombres circulant à pas pressés dans les mailles du deuxième arrondissement, dos voûtés dans des imperméables, les mains dans les poches, regards braqués au sol. Deux, trois filles, appuyées contre les murs, un talon aiguille enfoncé dans les vieilles briques des façades.
Alors que nous marchions, Fripette me dicta les dernières recommandations.
« Ne parle pas, surtout pas de questions, je m’occupe de tout. Si on vient à savoir qu’on met le nez dans les affaires de ces gens-là, on recevra plus de coups en un quart d’heure qu’en quinze rounds contre Tyson. Tu n’as pas ton feu sur toi, j’espère ? Ni ta carte de police ? On va être fouillés.
— Non, c’est bon.
— Et tes papiers ?
— Je les garderai sur moi.
— Très bien. Tu n’as rien à faire, sauf à mater et à la fermer. Tu te colleras le masque de cuir sur le visage, comme le pire des sadiques sexuels. Ni vu, ni connu, OK ?
— OK.
— Nous allons entrer dans les backrooms les plus hards du Tout-Paris, toujours partant ?
— Plus que jamais… »
Il me posa une main sur l’épaule. « Dis-moi, commissaire, pourquoi t’envoies pas tes larbins, tes sbires au casse-pipe ? Pourquoi tu veux tout faire toi-même ?
— Raisons personnelles.
— T’es pas du genre bavard, toi, quand il s’agit de parler de ta vie perso… »
Quarante-huit, rue Greneta. Une porte de métal. Une petite trappe qui s’ouvre. Un masque de cuir troué de deux yeux qui apparaît. « Fripette. Qu’est-ce que tu veux, sale enfoiré ?
— Charmant accueil. On veut entrer. On a envie de s’éclater un peu.
— Ça fait un bail qu’on t’a pas vu.
— Je remets ça.
— T’as du pognon ?
— Mon pote est plein aux as. »
Un nez renifla par la trappe. Une langue courut sur le cuir. « Y veut quoi, ton pote ?
— C’est un putain de mateur. Un comme t’en as jamais vu. Laisse-nous entrer, maintenant !
— Il ne sait pas parler ? Il a pas la gueule de l’emploi, je l’aime pas…
— Laisse-nous, j’te dis. Y a pas de lézard.
— Vaudrait mieux pour ton petit cul. Tu connais le dress code de ce soir ?
— Uniformes. On a ce qu’il faut. »
La porte s’ouvrit dans un splendide grincement. Fripette fourra deux cents euros dans la paluche de Face-de-Cuir. Pressé dans une blouse d’infirmier et des bottes de cuir blanc montant jusqu’aux genoux, l’homme puait le vice à plein nez. Pour trouver l’endroit accueillant, il fallait beaucoup, mais vraiment beaucoup d’imagination ; à côté de ça, une cave aurait fait office de palace. Une grande femme sexy, moulée dans une pièce unique de vinyle violet, se dressait comme une chatte derrière une espèce de bar, d’où jaillissait la lumière d’ampoules rouges qui réussissaient à peine à éclairer un long couloir. La Chatte nous tendit des jetons en plastique de différentes valeurs. « Soirée fessées au tribunal, si vous voulez », lança-t-elle d’une voix de disque rayé. « Vestiaires à droite. Allez vous changer, esclaves ! » ordonna-t-elle en crachant un long rire cynique.
Autre pièce, autre lieu de désolation, murs briquetés et bancs en métal. Nous nous changeâmes en silence sans nous regarder. L’étrange sensation que l’on nous surveillait depuis notre entrée m’écrasa. J’enfilai ma blouse d’infirmier, les bottes généreusement fournies par Fripette et le masque de cuir noir, qu’il m’aida à lacer à l’arrière de mon crâne. J’avais honte et je remerciai le ciel de ne trouver nul miroir dans ce cloaque.
« T’es une vraie beauté ! » me lança Fripette.
« Ferme-la ! »
Il coiffa son crâne d’albâtre d’une perruque de juge et endossa sa toge d’homme de droit. Il cacha ses yeux derrière un loup de cuir, me marmonnant : « C’est parti. Nous allons nous balader dans les différents donjons. Essaie de dégotter ce que tu recherches, et vite. Suis-moi et n’oublie pas, tu peux ouvrir les oreilles, mais tu fermes ta grande gueule ! »
Je n’aimais pas son ton et me promis de lui envoyer mon poing dans la figure en sortant d’ici. Si nous sortions…
Le long du sombre couloir pendaient toutes sortes d’affiches, du genre Ludy et Mister Freak se marient. Venez assister nombreux à la cérémonie organisée par maître S’ADO. Fessées à volonté. Le claquement sec du fouet, des cris étouffés de peine et de plaisir filtraient au travers des différentes portes entrouvertes.
Première salle, salle médecine. Fripette me tira par le bras ; nous nous fîmes une place contre l’un des murs, dans le clair-obscur de la lampe pendue au-des-sus d’une table d’opération fabriquée maison. Au centre, un homme bedonnant, riche en poils, sanglé sur la table tel un porc bien rose. Quatre femmes masquées, déguisées en infirmières, lui flagellaient avec tact les parties sensibles, lui arrachant à chaque fois un râle de douleur. Ses bourses enflèrent et son sexe se tendit comme une matraque de CRS. Les officiants disposaient de divers instruments, genre rouleaux à ramollir les pâtes à pizza et, éventuellement, le sexe, des martinets, des sortes d’étaux à seins, ou encore, des vibromasseurs.
Autour de nous, ça chuchotait. Les langues tournaient sur les lèvres, les mains fondaient sous les costumes en vue d’une probable masturbation. Je fouillai du regard mes voisins, devinant en ceux non masqués, des personnes à qui l’on aurait pu confier ses enfants avant d’aller au cinéma.
D’autres observateurs dégageaient une impression de rigidité, se régalant de la souffrance de l’homme attaché, comme d’un gâteau à la chantilly. Certains se parlaient à l’oreille puis disparaissaient dans une autre pièce.
À présent, le patient sexuel hurlait. Un bourreau lui envoya des échardes de lumière dans les yeux alors qu’une autre lui lâchait des pinces crocodile sur la membrane nervurée des bourses. Le spectacle s’équilibrait de lui-même ; ceux qui sortaient étaient remplacés par de nouveaux mateurs ou guignols en costume. Les mots me brûlaient au bord des lèvres ; quelqu’un, parmi cette cohorte d’obsédés, appartenait forcément à BDSM4Y, probabilité oblige. D’un coup, mon regard se bloqua. Je reconnus Face-de-Cuir à l’entrée de la salle. Il me dévisageait, pénétrait en moi comme une lame dans la chair, ses poings serrés dans ses gants. Je braquai à nouveau mon regard vers la scène de violence, fis mine d’apprécier le spectacle… Aussi facile que d’avaler une boule de pétanque…
Puis, une femme de l’assemblée remplaça l’homme meurtri, se laissa sangler et le show reprit de plus belle. Nous nous frayâmes un chemin pour quitter la pièce.
Changement de décor, tableau identique ; pièce médiévale, croix à sangler, maîtres, dominés, mateurs. Pas de lampe, juste des torches qui éclaboussaient des parties de membres, des peaux humides, des visages pétris de douleur. De nouveaux arrivants se serrèrent tout contre nous. Chaleur des corps, mélange des sueurs, noir complet, traits de lumière parfois. Nous ne faisions qu’un. Je me penchai vers mon voisin, sans savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
« Quel pied… » lui murmurai-je à l’oreille. Pas de réponse. Fripette me pressa l’épaule et, protégé par le noir, je lui collai un coup de coude dans les flancs. « Tu viens souvent ? » continuai-je à susurrer. La forme s’éloigna et disparut, laissant la place à un autre paquet de chair, plus corpulent, puant le dessous de bras.