Mes vertèbres se hérissèrent comme les poils drus d’un chat en rage.
« Pourquoi me dites-vous ça ? À quoi jouez-vous !
— Votre femme était-elle enceinte au moment de son enlèvement ? »
Attaque acide au fond de ma gorge. Éruption de rage. « Mais qu’est-ce que vous me racontez ? Sortez, Élisabeth ! Fichez le camp d’ici !
— Répondez, Franck. Essayiez-vous d’avoir un enfant ? »
Je me calai dans l’un des angles de la chambre, me laissant choir, une flèche de détresse en plein cœur. « Depuis plus d’un an, nous voulions avoir un enfant. Suzanne frôle la quarantaine et il était plus que temps… Nous avons essayé, mois après mois, sans succès. On nous a infligé une batterie d’examens qui n’ont rien révélé d’anormal. Nous présentions toutes les dispositions nécessaires pour que ça marche… Mais ça n’a jamais marché.
— Votre femme a été enlevée le trois avril. Si elle avait été prise, à quelle date cela se serait-il produit ? »
Je saisis avec difficulté le sens de sa question. Elle se reprit : « À quelle date devait-elle ovuler ?
— Dites-moi ce que vous avez découvert !
— Donnez-moi la date probable de son ovulation. Je suppose que vous la connaissiez, étant donné que vous essayiez depuis des mois. »
Je réfléchis longuement, le regard posé sur Poupette.
« Je… Je ne m’en souviens plus… ça fait plus de six mois !
— Faites un effort !
— Je… Oui ! C’était le jour du printemps ! Le vingt et un mars.
— Mon Dieu ! Ça pourrait bien correspondre !
— Dites-moi !
— Vous vous souvenez de sœur Clémence, torturée par l’inquisiteur d’Avignon, le père Michaelis ?
— Bien sûr… La sculpture de Juan de Juni… La punition infligée par l’assassin à Prieur pour ses péchés passés…
— Exactement ! La solution s’étalait sous mes yeux, mais je n’ai rien vu ! Tous les écrits concernant le père Michaelis ont été démentis par l’Église et la Très Sainte Inquisition, aucune preuve n’ayant pu être fournie à l’encontre du Père de son vivant. Son autobiographie, découverte au début du XIVe siècle, dupliquée par des moines copistes et des scribes, a été utilisée par les tribunaux royaux pour souligner les abus de l’Inquisition. Écoutez les différents passages de son récit. “Par une seule femme, Eve, le péché est entré dans le monde et par ce péché, le vice s’est étendu entre toutes les femmes…” “Les âmes choisies particulièrement perverses, payent la rançon de leurs propres erreurs. Je les purifie de toute souillure de la chair et de l’esprit, je les aide à grandir spirituellement au moment où elles rejoignent Dieu. Par leurs souffrances, elles lavent un peu plus à chaque fois le péché originel.” Et voici celui qui m’a mis la puce à l’oreille, mot pour mot ce que vous a dit l’assassin. “La fille ne naîtra pas, parce que je l’ai retrouvée. L’étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes…” »
Je me pris la tête dans les mains, recroquevillé dans mon coin comme sous l’emprise de puissantes drogues.
« Seigneur… Qu’a-t-il voulu dire ?
— Le père Michaelis a torturé et mené au bûcher un nombre incalculable de femmes au nom de l’hérésie et de l’Inquisition. Des actions toujours justifiées, les soupçons émis par l’Inquisiteur n’étant jamais remis en cause. Ses fidèles le surnommaient l’Ange rouge.
— L’Ange rouge ?
— Oui. Un messager qui appliquait la parole de Dieu par la voie du sang…
— Seigneur ! » Les palpitations de mon cœur remontaient jusqu’à ma tempe. « Et cette phrase, la fille ne naîtra pas que signifie-t-elle ?
— L’Ange rouge raconte avoir été éclairé par Dieu sur la naissance d’un enfant qui serait possédé par six cent soixante-six démons. Une fille chargée de propager le péché originel, de répandre le mal sur Terre. La naissance de l’enfant était prévue pour le vingt-cinq décembre…
— Le jour de Noël ?
— Le jour de la naissance du Christ. Il a décrit la femme, la mère de cette enfant diabolique, au travers des pages de son autobiographie. Beaucoup de choses coïncident avec votre épouse…
— Donnez-moi ces pages !
— Je… Je ne les ai pas… Le livre est une copie ancienne… On ne peut pas le sortir de la bibliothèque.
— Faites-moi voir votre sacoche !
— Je…
— Je vous en prie… Je veux lire… »
Elle me tendit des photocopies, la bouche serrée. J’en décortiquai les mots à voix haute. « … J’ai coupé ses longs cheveux blonds auxquels elle tenait beaucoup. Ses yeux azur reflétaient l’étrange lueur de celles qui commercent avec le Diable. Pour la faire avouer, j’ai enfermé Suzanne un moment, un bon moment, dans un caveau où pourrissaient des corps d’animaux en décomposition. Elle a fini par parler. Le sacrifice de l’enfant après sa naissance sera une immense victoire sur le Mal. »
Je lus la suite comme si je lisais mon propre acte de décès. J’étais mort intérieurement. Je n’éprouvais que des sentiments de colère, d’impuissance, de douleur morale extrême. Le monde s’écroulait autour de moi…
Un enfant… Suzanne allait donner naissance à un enfant… Notre bébé tant attendu. Des étoiles, des sphères argentées se mirent à papilloter dans ma tête. Le volcan de mes pensées explosa… Passage à vide, sorte d’évanouissement conscient…
Cet enfant, je voulais l’accompagner, j’aurais donné corps et âme pour coller mon oreille sur les courbes douces du ventre de sa mère, pour poser une main légère et sentir le tout premier coup de pied. Ces moments-là m’avaient été volés, pour toujours, pour l’éternité…
« Comment… cela… s’est-il terminé ? » soufflai-je, terrassé par un chagrin sans nom.
Élisabeth arpenta nerveusement la chambre. « L’enfant voulait sortir avant le vingt-cinq décembre… Le père Michaelis a tout fait pour retarder l’accouchement, persuadé que sa victoire sur le Malin serait un échec s’il ne tuait pas l’enfant le jour de Noël. Il… Je ne peux pas vous dire… Elles sont mortes toutes les deux, c’est tout !
— Que… que lui a-t-il fait ?
— C’est écrit dans ces pages.
— Dites-moi !!! » hurlai-je.
« Il lui a cousu les lèvres génitales… »
Les photocopies que je lâchai virevoltèrent un instant avant de se poser avec une délicatesse outrageante sur le sol. Ma voix se cassa : « Mais… Pourquoi s’en est-il pris à ma femme ? Pourquoi Suzanne ?
— Pour la ressemblance, le prénom, le fait qu’elle était enceinte à ce moment-là… Des raisons que l’on ne pourra peut-être jamais expliquer…
— Mais… Comment aurait-il pu le savoir ? Je… J’ignorais moi-même que nous attendions un enfant ! Il… L’Homme sans visage… Il… a deviné… »
Élisabeth porta une main à la bouche, tourna dans la pièce, leva Poupette, la manipula pour fuir mon regard et la reposa sur ses rails. « Il doit forcément y avoir une explication logique !
— Je… Qui est-il ? Qui est-il ? Il… est trop fort… Que… quels autres terribles secrets révèle encore ce livre ? Où… Où la retenait-il ?
— Les lieux ne peuvent pas coïncider avec ceux de notre époque, j’ai déjà vérifié. Nous savons maintenant ce qui le pousse à agir. Il se calque sur l’itinéraire sanglant de l’Ange rouge. Le père Michaelis a encore tué beaucoup, beaucoup d’innocents avant d’être découvert et de se donner la mort dans un monastère. Il avait confié ses écrits à des fidèles avant de mourir… Notre tueur ne s’arrêtera pas de lui-même. Vous devez vous mettre au travers de son chemin, Franck !