Je me connectai à Internet via mon ordinateur portable et la prise téléphonique de la chambre d’hôtel, puis lançai une recherche sur le nom de Georges Dulac. Les résultats retournés confirmèrent mes doutes. Il gérait des portefeuilles importants de clients boursiers, achetant et vendant des warrants, des actions, des capitaux-risques ou des options. Il pesait un tel poids dans le domaine de la finance qu’il était capable de faire perdre dix pour cent à une action par le simple jeu de la spéculation. L’un de ces requins pour qui le pauvre est un cafard à aplatir du talon.
Je me mis en route vers son domicile, bien décidé à découvrir la nature réelle de ses dépenses.
Georges Dulac se trouvait en voyage d’affaires à Londres et ce fut sa femme qui m’accueillit. Une saucisse argentée vint explorer le dessus de mes chaussures en aboyant.
« Laisse le monsieur tranquille, Major ! Allez, file ! » ordonna la femme d’un ton de vieille mégère. Le chien n’obéit pas.
« Je peux peut-être vous renseigner, monsieur ? Mon mari rentre dans la soirée. »
Au premier abord, cette sexagénaire m’avait paru froide, rigide dans son tailleur Yves-Saint-Laurent. Mais elle me reçut avec courtoisie, m’invitant à entrer sans attendre ma réponse. La solitude des longues journées devait la dévorer.
« À vrai dire, cela m’arrange que votre mari ne soit pas là. J’aurais quelques petites questions à vous poser sur ses activités financières.
— Vous êtes du fisc ? »
Je lui envoyai un sourire franc. « Non, non, Dieu merci non ! Je suis… » – je sortis mon badge – « … de la police.
— Oh mon Dieu ! Que se passe-t-il ? Ne me dites pas qu’il lui est arrivé quelque chose !
— Non, ne vous inquiétez pas. Je mène une enquête dans le coin sur les Torpinelli…
— Ah ! Vous me rassurez ! Les Torpinelli… Des vrais poisons… Surtout le fils… Il est temps que la police fourre le nez dans leurs affaires ! Ils vendent du sexe comme on vend des bonbons. Quelle honte !
— Votre mari les côtoie ?
— Vous prendrez bien un Earl Grey ?
— Avec plaisir. »
Nous nous installâmes dans le salon. Saucisse argentée jappa et grimpa sur mes genoux. « Major ! Tu n’as pas honte ?
— Laissez-le. Les chiens ne me dérangent pas. Celui-ci est… charmant… Avez-vous déjà côtoyé les Torpinelli ?
— Les Torpinelli ? Non, jamais de la vie. On ne mélange pas les torchons et les serviettes, vous savez. Il y a un monde d’écart entre ces gens-là et nous. »
Son air hautain et sa façon de scinder le monde m’agaçaient sensiblement, mais je ne laissai pas ma voix trahir mes sentiments. « Il semblerait pourtant que votre mari ait réalisé d’importants virements vers l’un des comptes Torpinelli. »
Le fond de sa tasse de thé se mit à cliqueter contre la sous-tasse en faïence. « Qu… qu’est-ce que vous dites ?
— Vous occupez-vous des comptes bancaires ?
— Non… Non, cela revient à mon mari de gérer nos comptes. Nous en possédons dans différentes institutions. En France, en Suisse, dans des îles… Je… Je n’y connais rien et je lui fais confiance, c’est son métier…
— Depuis six mois, il y a eu plus de cinq millions d’euros de virements au bénéfice des Torpinelli. »
La peau détendue de ses joues se mit à vibrer sous l’effet de la nervosité. De petites secousses la contraignirent à poser sa tasse sur la table.
« Mais… Mais… Pour quelle raison ? De quoi s’agit-il ?
— C’est ce que je suis venu découvrir. » Je lui pris la main. « Vous me faites confiance, madame ?
— Je… Je ne vous connais pas… Mais… Je veux savoir…
— Comment se comportait votre mari ces derniers temps ? Rien ne vous a marqué ? Quelque chose qui pourrait sortir de l’ordinaire ? »
Elle se leva et battit le plancher de pas hésitants. « Non… Je… je ne sais pas…
— Réfléchissez…
— Il n’est pas souvent à la maison, vous savez… Il… Il est vrai que nous nous sommes disputés à plusieurs reprises dernièrement… Il passe ses soirées à travailler dans son bureau… Il s’y enferme, ne vient se coucher qu’au milieu de la nuit… Mon mari n’est plus qu’un fantôme, commissaire, un fantôme qui entre et sort de cette maison comme bon lui semble… Il a trop peur de vieillir, de rester prisonnier de cette gigantesque habitation… »
Je me levai à mon tour. « Où votre mari range-t-il ses relevés de comptes bancaires ?
— Je… Dans son bureau, je crois…
— Puis-je les consulter ?
— Je… Je ne sais pas… C’est confidentiel…
— N’oubliez pas que je suis de la police… Je cherche juste à reconstituer la vérité.
— Suivez-moi… »
Je comprenais la détresse de cette femme. Seule dans cette banquise de pierre et de lambris. Perdue entre ces murs de glace, à l’écart du monde, des gens, de la vie. Elle se tenait droite, le torse bombé, fière d’être ce qu’elle était, une femme de riche, l’épouse d’un homme qui possédait tout mais qui ne se trouvait jamais à ses côtés. Une femme qui, semblait-il, ignorait les activités de son mari.
« Il ferme toujours son bureau à clé quand il y travaille ou quand il part… Mais j’en ai un double… Mon mari est cardiaque. Je n’aimerais pas qu’il lui arrive quelque chose dans ma maison sans que je puisse ouvrir la porte pour être auprès de lui.
— Et il sait que vous possédez cette clé ?
— Non. »
Le bureau ressemblait plus à un salon qu’à un lieu de travail. Téléviseur, lecteur DVD, cafetière, large banquette de cuir blanc cassé, peau de tigre étalée sous une table basse. Et des papillons…
« C’est un grand amateur de papillons », constatai-je avec une pointe d’émerveillement.
« Il en fait importer du monde entier. Des spécimens rares, d’une beauté exceptionnelle. Regardez celui-ci, c’est un Argema Mittrei, le plus grand papillon du monde, plus de trente centimètres d’envergure. Quand sa mère est morte, mon mari a découvert un papillon blessé dans le coin de sa chambre. Un Grand Monarque. Il l’a pris, l’a posé sur le rebord de la fenêtre et l’insecte s’est envolé loin dans le ciel. Une vieille tradition indigène prétend que les papillons s’envolent avec les âmes des morts, qu’ils les portent au Paradis pour que ces esprits reposent en paix. Mon mari y a toujours cru. Il est persuadé que chacun de ces papillons a emmené une âme au Paradis, y compris celle de sa mère… »
Elle parlait avec passion, les yeux illuminés d’une petite étincelle que je n’avais jusqu’à présent pas vu briller.
« S’il est si croyant que ça, pourquoi retenir tous ces papillons morts dans des cadres ? Pourquoi les priver de leur divine mission en les tuant ?
— Mon mari est très possessif… Il faut que tout lui appartienne… Ces papillons, comme le reste…
— Vous permettez que je jette un œil dans ses tiroirs ?
— Allez-y. Et j’espère sincèrement que vous ne découvrirez rien… »
Aucun relevé bancaire ni papier confidentiel. Juste des coupons d’ordres boursiers, des adresses de clients, des courbes de simulations tracées à l’imprimante couleur.
« Votre mari ne possède pas d’ordinateur ?
— Si, un portable et un ordinateur classique. Il emporte toujours le portable avec lui. L’autre est sous le bureau. En fait, il n’y a que la boîte de métal, on dit l’unité centrale je crois ? Mon mari a bricolé pour que l’écran de télévision serve aussi d’écran d’ordinateur. »