Les deux hommes furent frappés par le silence profond qui enveloppait tout l’immeuble. Ils s’étaient laissés emporter jusqu’à crier, et les autres locataires devaient se poser des questions malgré la bonne insonorisation de la construction. Tous les deux pensèrent au policier qui surveillait l’endroit.
Le carillon les fit sursauter. Ils glissèrent sur la pointe des pieds en direction du placard, au fond du couloir. Paulette sortit de la salle de bains, passa devant eux pour aller ouvrir. Ils n’eurent que le temps de rabattre la porte.
Une voix d’homme demanda quelque chose, et Paulette répondit sèchement.
— Des cris ? Du bruit ? J’écoute l’enregistrement d’une dramatique au magnétophone. Une émission pour la radio… Veuillez m’excuser auprès de mes voisins.
Puis, elle claqua la porte.
— Vous pouvez sortir.
Elle retourna dans la salle de bains, prit une douche et ressortit en peignoir-éponge, les cheveux enveloppés par une serviette.
— Nous partirons cette nuit, dit Hervé.
— Tu sais bien que c’est impossible. Je suis surveillée. Si le policier discute avec le concierge, ce dernier lui racontera l’incident. Nous nous sommes laissés entraîner comme des imbéciles. Nous sommes tous les trois sous pression. Vous deux, c’est encore explicable. Moi…
— Qu’est-ce qui ne va pas, Paulette ? demanda-t-il avec gentillesse. Je t’ai connue vive, emportée, mais aussi très gaie, stimulante. Tu n’es plus la même fille.
— J’ai trente-cinq ans, et si tu crois que c’est toujours drôle… Ça ne marche pas fort, pour moi.
— Ton projet de départ pour Paris ?
— Normalement, j’aurais dû avoir la réponse depuis un mois. Toujours rien. À la station régionale, c’est pareil. Tu trouves normal que je sois disponible ? Il y a quinze jours que je ne suis pas allée à Marseille.
— Tu décroches peut-être trop facilement.
— Non. Ça s’écroule autour de moi. Je suis au fond d’une sablière, et je n’arrive pas à remonter. Tiens, je croyais me marier, du moins vivre avec un type qui me plaisait. Il s’appelait Lucien. C’est fini. On ne s’accroche pas à moi.
Elle préparait le repas avec des gestes mécaniques.
— Quand vous êtes arrivés, j’ai essayé de devenir une autre. Tiens, Daniel… Je souhaitais le garder ici, en cage, le plus longtemps possible, t’obliger à filer. Mais vous ne pouvez plus vous passer l’un de l’autre, dirait-on. Daniel dit que je déteste Céline. C’est vrai. Votre couple, vos gosses, ça m’énervait, me troublait, m’irritait. En définitive, je vous enviais très certainement.
— Tu n’as plus rien à nous reprocher, maintenant que la cellule a explosé.
Elle mit son mixer en route pour faire une mayonnaise, et il ne comprit pas exactement sa réponse. Il lui sembla qu’elle répondait :
— Je vous en veux, maintenant, d’avoir gaspillé tout ça.
Dans le living, Daniel sommeillait, certainement vidé nerveusement. Chez lui, Hervé découvrait un potentiel toujours plus élevé de violence. Comment l’avaient-ils élevé, Céline et lui, pour obtenir un résultat aussi catastrophique ? Il se jeta dans un fauteuil en face de lui, revit quelques scènes de passé. Il n’arrivait pas à extirper quelque détail inquiétant, la moindre fausse note. Peut-être trop de calme, une sérénité à goût de guimauve. Les semaines passées en mer, la lutte sportive contre le vent, le mauvais temps, la fatigue et le froid, tout lui paraissait dérisoire, enfantin. Une mentalité de boy-scout, voilà ce qui l’avait guidé, plus une certaine ostentation, le plaisir d’offrir le spectacle d’une famille saine et unie. Un arrière-goût de snobisme, oui. Et, pour finir, la dégringolade à pic, une mauvaise fièvre révolutionnaire, un éparpillement à vau-l’eau, un fils assassin.
— Il faut partir cette nuit, dit Daniel, penché vers lui.
Depuis quand l’observait-il, suivait-il sur son visage la démarche de sa comptabilité intime ?
— Ne me parle pas de la surveillance. On doit pouvoir filer par le fond du parc. J’ai eu le temps d’étudier le terrain depuis la baie. Il n’y a qu’un mur à franchir.
— Où veux-tu aller ?
— N’importe où.
Hervé eut un sourire mélancolique.
— J’ai l’impression qu’un ressort s’est cassé chez moi.
— On ne va pas s’enliser ici, auprès de cette hystérique ?
Son père eut un regard inquiet en direction de la cuisine, souhaitant que Paulette n’ait rien entendu.
— Ne sois pas aussi dur. Nous lui devons quand même trois jours de repos total. Ce sursis nous a évité le pire.
Il n’aimait pas le sourire plein de sous-entendus de Daniel^ n’ignorait pas que Paulette le rejoignait chaque nuit dans le living. À l’heure où il ne dormait jamais, un peu après minuit, il les entendait s’ébattre comme deux fauves.
— Je me sens fatigué, dit-il soudain. Pour fuir, il faut être en pleine forme, puiser sans cesse dans son imagination. J’ai la tête vide, le cerveau paralysé. Je te demande d’attendre encore quarante-huit heures.
Daniel se rejeta en arrière contre le dossier du divan. Ses lèvres eurent un rictus.
— Puis-je dormir avec toi, cette nuit ?
Hervé chercha les yeux de son fils.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire. Mais arrange-toi pour qu’elle ne se sente pas humiliée. C’est ton problème, le sien, pas le mien. Tu ne m’as pas demandé la permission, la première fois.
Le dîner fut maussade, la soirée très longue, alors que le jour n’en finissait pas de virer à la nuit. Le poste de télévision fonctionnait dans le vide ; des images, des paroles et des sons se succédaient sans que personne y mette un terme. C’était Paulette qui avait branché l’appareil.
— Vous pouvez rester, dit-elle. Moi, je vais me coucher. Je suis très lasse.
Daniel alla baisser le son.
— Tu peux couper, lui dit son père.
— La nuit est venue. Partons, maintenant. À quoi sert d’attendre ici qu’on vienne nous cueillir ? Elle finira par nous donner. Elle tourne autour du pot, mais elle en meurt d’envie.
— Bonsoir, dit Hervé.
Il eut un regard pour la baie ouverte sur la plaine. Des centaines de lumières traçaient des lignes, des galaxies, pointillaient la plaine d’un réseau très dense.
Lorsqu’il s’allongea dans les draps frais de son lit, Hervé ressentit un immense soulagement. Une vieille fatigue coulait de lui, le dépouillait d’un poids énorme qu’il transportait depuis des mois. C’était la première fois qu’il éprouvait une telle sensation de bien-être et jouissait égoïstement de ce petit confort intime. Tout le reste lui semblait très extérieur, repoussé à l’extrême limite de sa conscience. Il ferma les yeux.
Dans le living obscur, Daniel se tenait derrière les rideaux tirés de la baie. Ils tissaient un filet sur la campagne illuminée, tamisaient les odeurs.
Au bout de quelques minutes, il alla se jeter sur le divan, enfouit son visage dans l’oreiller. Il était lâche et s’en désespérait, incapable de s’enfuir.
En regardant fondre les quatre comprimés dans un verre d’eau, Paulette avait été tentée d’ajouter le reste du tube. S’endormir pour ne plus se réveiller, ne pas affronter un autre jour d’attente, de lent dépérissement. Elle échappa à la tentation en jetant le tube sous son lit, avala d’un trait le mélange. Pour ne pas rejoindre le garçon à la chair tendre qui s’offrait inconsciemment sur le divan du living, il lui fallait une bonne dose de somnifère.
CHAPITRE XIII
Très tôt le matin, Pesenti fut prévenu que la Renault des Barron avait été découverte du côté d’Apt, et se trouvait maintenant à la gendarmerie de cette ville. Il prit la route vers huit heures, rejoignit le commissaire Lefort. Le correspondant local du journal photographiait la voiture sous tous les angles.