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Il traversa le palier silencieusement, alla frapper. La porte s’ouvrit sur une silhouette noire, tachée de blafard en trois points : le visage, les deux mains. Ce n’était pas la porte d’une cuisine sordide de taudis parisien qui venait de s’ouvrir, mais l’huis d’une ferme cévenole. La femme de Charéac avait transporté là toute sa campagne natale.

Une figure dissymétrique, allongée, avec le nez qui crochait dans le vide, une bouche aux lèvres sèches, serrées sur une exclamation d’effroi qu’on retenait par ultime prudence. La robe sombre qui pendait d’un côté, « tirée par les oies », comme on disait dans les Cévennes, le corps à peine dégauchi par l’amour et déjà tassé, comme pour économiser le bois du cercueil.

— Cette femme, vous l’avez déjà vue entrer dans la chambre, là-bas, au fond ?

Il agitait la photographie sous son nez.

— Chaque mercredi, pendant des mois…

— Je n’ai vu personne.

— Souvenez-vous. Elle arrivait un peu après deux heures. Vous entendiez ses talons sur les marches en pierre. Vous entrouvriez la porte, comme tout à l’heure. À l’autre bout du couloir, lui en faisait autant, et vous pouviez la voir.

Elle reculait, à cause de la photographie.

— Et puis, vers quatre ou cinq heures, vous la surveilliez encore. Vous ne sortez jamais. Dehors, c’est Paris, des millions d’inconnus, de voitures, d’étrangers…

Il désigna les piles de draps dans une énorme armoire ouverte.

— Vous en puisiez deux et vous alliez changer le lit. C’est elle, n’est-ce pas ?

Le regard droit, un rayon de lumière froide, refusait de se poser sur la photographie.

— La police viendra vous le demander, et vous serez bien obligée de répondre, à ce moment-là.

Alors, elle osa effleurer le visage du cliché, quelques secondes, puis la tête bascula en haut du cou en souche de vigne.

— Oui, se fendirent les lèvres serrées.

Il n’en demandait pas plus. Il se dirigea vers la porte, buta contre Charéac qui entrait. Pesenti tenait encore la photographie à la main.

— Qui êtes-vous ? chuchota le Cévenol, effrayé.

— Un journaliste.

Le patron du bar leva les yeux vers sa femme.

— Il a fallu que tu regardes. Maintenant…

— Vous n’avez rien à craindre, essaya de le rassurer Pesenti. Même pas pour les chambres. Ce Lanier était votre ami, vous lui rendiez service sans savoir. Il est même possible qu’on ne parle pas de vous.

— Je n’ai jamais vu les femmes. Je répétais toujours de ne pas regarder. Pour tout le monde, il valait mieux.

Pesenti se glissa à l’extérieur, se rua vers la rue ensoleillée. Il avait le temps d’aller voir Raoul Sornast avant le départ, peut-être celui de dicter son article à la rédaction de Marseille.

— Alors ? lui demanda son ami lorsqu’il entra dans l’agence.

— Toi et ton équipe aviez fait du bon travail. Le tuyau était excellent.

— Aucun mérite. Tout s’est passé entre gars du Midi. Comme par hasard, un ami d’un ami avait joué aux boules avec Lanier. Grâce à lui, on a su qu’il était familier de l’endroit, que, entre deux et cinq, il disparaissait, pour revenir ensuite faire une partie. Ou une belote, lorsque le temps était moche.

Ensuite, Pesenti jeta les grandes lignes de son article sur une feuille de papier. Il ne pouvait pas en dire trop, mais il songeait aux deux hommes. Le plus âgé croyait protéger le plus jeune.

— Ça va servir à quoi ?

— À soulager pas mal de gens. La police, la société. Plus de séquelle des barricades, plus d’étudiant vengeur. Plus de fille battue à mort et au cadavre subtilisé. La grande presse va mettre ça en gros titre. La morale bourgeoise est sauve. Le bon fils a simplement vengé l’honneur de la famille.

— Si ça t’écœure, pourquoi t’être donné tant de mal ?

— Cynisme. Je n’arrivais pas à y croire.

Sernast secouait la tête.

— Le père. Tu y as pensé ?

— Et puis ? Un type qui déguise des désirs de fugue sous de bons sentiments paternels, ça mérite des ménagements ?

— Oh ! tu vas fort…

— Une bonne femme engluée dans son milieu, ses terreurs du scandale au point de ne pas avouer le véritable mobile. Elle galopait après eux pour leur remettre quelques millions. Qu’ils s’enfuient à l’étranger, qu’ils y crèvent même, pourvu qu’on ne sache jamais que, tous les mercredis, elle trompait son mari avec un C.R.S. en goguette. Ah ! ils sont beaux, nos petits bourgeois révolutionnaires !

— Le fils…, il sentait que tout foutait le camp… On peut le comprendre, non ?

Pesenti ricana.

— Tu parles ! Un petit con humilié qui est allé flairer dans les jupes de sa mère, qui a mené sa petite enquête malpropre, collant son œil aux trous de serrure, ruminant son projet avec des chauds et froids pour se prouver qu’il était un homme.

— Il n’a jamais parlé. Par pitié pour ses parents, peut-être.

— Plutôt parce qu’il a réalisé tout de suite la connerie qu’il venait de commettre. Tu sais ce qu’il a voulu tuer, le 14 décembre au soir, dans la rue Blomet ? Sa propre lâcheté. Celle qui l’avait paralysé au mois de mai, celle que Lanier lui avait en quelque sorte jetée au visage à Beaujon en le faisant libérer sur-le-champ. Si, à ce moment-là, il avait eu le courage de se rebiffer ! Mais non, il a accepté cette liberté du premier coup. Ensuite, il s’est mis à penser, à ruminer son humiliation. Je ne suis pas certain qu’il n’ait pas éprouvé de la joie en découvrant la cause de cette générosité de Lanier. Quel beau mobile pour tromper son monde, se tromper lui-même ! Il s’est vu en vengeur implacable, mettant un écran entre ce qu’il était et ce qu’il voulait être.

Il désigna le téléphone.

— Demande-moi Marseille. Je leur dicte mon article, et puis je file à Orly.

Sernast s’exécuta, attendit ensuite, le combiné près de son visage, l’air songeur.

— Alors, dans cette histoire, tous des salauds ou des demi-salauds ?

— Juste un cristal, un diamant, plutôt. La gosse, Sylvie, la petite fille. Un petit être écorché à vif, démoli pour la vie. Un petit paquet de haine bien solide et bien pure contre la société. Mais ils ne s’en sont pas tellement rendu compte. Un peu inquiets, bien sûr, mais se disant que le temps arrange tout.

Son confrère sursauta et colla le récepteur à son oreille.

— Ne quittez pas.

Il lui tendit l’appareil.

— Tu as Marseille au bout du fil.

CHAPITRE XV

L’infirmière de garde fut effarée lorsque Pesenti se présenta à l’hôpital vers sept heures du matin.

— Mais, c’est trop tôt pour les visites, et…

— La vie commence de bonne heure dans les établissements hospitaliers. Je suis certain que Mme Barron est déjà réveillée.

— Elle a donné des consignes, refuse de vous voir.

Le journaliste griffonna quelques mots sur une page de son calepin, l’arracha, la plia en deux.

— Portez-lui ça.

— Je dois prévenir l’inspecteur qui dort dans la petite pièce, là-bas.

— J’y vais moi-même.

Tabariech était allongé tout habillé, roulé dans une couverture sur un lit de malade. Il sursauta lorsque Pesenti le secoua légèrement, le regarda avec étonnement.

— C’est vous ? Que se passe-t-il ?

— Je désire voir Mme Barron avant la distribution des journaux. Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais procurez-vous un exemplaire le plus rapidement possible.