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Mauvaise pioche. Camille fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit deux feuilles pliées qu’il tendit à Ballanger.

— Vous trouverez ici la description succincte de l’affaire dont je vous ai parlé. Si vous pouviez tout de même jeter un œil dessus, on ne sait jamais…

Ballanger prit les papiers, les déplia, décida d’en remettre la lecture à plus tard et les remisa dans sa poche.

A cet instant, le téléphone de Camille vibra dans sa poche.

— Vous m’excusez ? demanda-t-il sans attendre la réponse.

C’était Louis. Camille sortit précipitamment un carnet de sa poche et griffonna quelques signes qui ne devaient être compréhensibles que pour lui.

— Tu me rejoins là-bas, lâcha-t-il aussitôt après.

Puis il se leva brusquement. Ballanger, pris de court, se leva aussitôt comme s’il venait de recevoir une décharge électrique.

— Je crains, monsieur Ballanger, dit Camille en se dirigeant vers la porte, de vous avoir dérangé pour rien…

— Ah… répondit Ballanger, curieusement désappointé. Ça n’était pas ça ?

Camille se retourna vers lui. Une idée venait de lui traverser l’esprit.

— Il est bien possible, lâcha-t-il comme si cette idée soudain le terrassait, que je doive tout de même faire appel à vous très bientôt.

Dans le taxi qui le ramenait vers le centre de Paris, Camille se demanda s’il avait lu mille livres dans sa vie, commença à faire un calcul approximatif à raison de vingt livres par an (les bonnes années), arrondit à quatre cents et prit le temps de méditer amèrement sur l’étendue de sa culture.

5

Rue du Cardinal-Lemoine. Une librairie à l’ancienne. Rien à voir avec les espaces fluorescents des grands magasins spécialisés. On était là dans l’artisanat, parquet ciré, étagères de bois verni, échelles en aluminium brossé, lumières tamisées. L’atmosphère avait ce quelque chose de calme et d’impressionnant qui fait instinctivement baisser la voix. Qui donne un avant-goût d’éternité. Près de la porte, un présentoir de revues spécialisées, au centre une table chargée de livres de toutes dimensions. Au premier coup d’œil, l’ensemble donnait une impression poussiéreuse et désordonnée mais un regard plus attentif montrait que l’ensemble était tenu avec soin et répondait à sa propre logique. Sur la droite, tous les livres présentaient une tranche d’un jaune vif, plus loin, de l’autre côté, s’alignait la collection, sans doute intégrale, de la Série Noire. On pénétrait ici moins dans une librairie que dans une culture. Passé la porte, on était dans l’antre des spécialistes, quelque chose à mi-chemin du cloître et de la secte.

La boutique était vide à leur entrée. Le grelot de la porte d’entrée fit bientôt apparaître, comme sortant de nulle part, un homme grand, la quarantaine, au visage sérieux, presque soucieux, en pantalon et gilet bleus, sans élégance, lunettes minces. L’homme respirait une assurance vaguement satisfaite. « Je suis sur mon terrain, semblait dire sa silhouette longiligne. Je suis le maître des lieux. Je suis un spécialiste. »

— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.

Il s’était approché de Camille mais se tenait un peu à distance, comme pour éviter, en s’approchant, d’avoir à le regarder de trop haut.

— Commandant Verhœven.

— Ah oui…

Il se retourna pour prendre quelque chose derrière lui et tendit à Camille un livre.

— J’ai lu l’article dans les journaux. À mon avis, il n’y a guère de doute…

C’est un livre de poche. Le libraire a signalé un passage au milieu du livre à l’aide d’un signet jaune. Camille regarde d’abord la couverture. En contre-plongée, un homme à cravate rouge, un chapeau sur la tête, les mains gantées de cuir, tient un couteau. Il semble se trouver dans un escalier mais peut-être pas.

Camille sort ses lunettes, les chausse, lit la page de titre.

Bret Easton Ellis
American Psycho.
Copyright 1991. L’année suivante pour l’édition française.

Il tourne une page, puis deux. La préface, signée Michel Braudeau.

« Bret Easton Ellis, né en 1964 à Los Angeles […] Son agent littéraire lui a obtenu une avance de 300 000 dollars pour qu’il écrive un roman sur un serial killer new-yorkais. A la remise du manuscrit, l’éditeur a abandonné les dollars et refusé le manuscrit. Épouvanté. La maison Vintage, elle, n’a pas hésité. En dépit (ou en raison) du scandale provoqué par la simple mise en circulation de quelques extraits en épreuves, elle a bravé l’opinion publique et les ligues féministes […] Ellis a dû prendre un garde du corps, il a reçu des tombereaux d’injures et de menaces de mort. Et vendu des milliers d’exemplaires d’American Psycho aux États-Unis. »

Louis ne veut pas lire par-dessus l’épaule de son patron. Il fait le tour des rayons tandis que le libraire, les jambes légèrement écartées, tient ses mains serrées derrière son dos, en regardant la rue, par-delà la vitrine.

Camille sent monter en lui quelque chose qui ressemble à de l’excitation.

À l’endroit où le libraire a placé un signet, il se passe des horreurs. Camille se met à lire, en silence, concentré. De temps en temps, il bouge la tête de droite et de gauche en murmurant « C’est pas vrai… ».

Louis cède à la tentation. Camille écarte légèrement le livre pour que son adjoint puisse lire en même temps que lui.

Page 388

Minuit. Je fais la conversation à deux nanas, toutes deux très jeunes, blondes, gros nénés, des petits trésors, conversation brève car j’ai de sérieuses difficultés à me contenir, dans l’état de confusion où je suis.

Le libraire :

— J’ai aussi mis une croix aux passages qui m’ont semblé… significatifs.

Camille n’écoute pas, ou il n’entend pas. Il lit.

Cela commence à moins m’exciter […]

Torri se réveille attachée, cambrée sur le dos au bord du lit, et le visage couvert de sang — car je lui ai découpé les lèvres avec des ciseaux à ongles. Tiffany, elle, est attachée de Vautre côté du lit, à l’aide de six paires de bretelles appartenant à Paul, gémissant de peur, totalement paralysée par la monstruosité de ce qui lui arrive. Souhaitant qu’elle regarde ce que je vais faire à Torri Je l’ai installée de manière à ce qu’elle ne puisse éviter de le voir. Comme à l’habitude, et dans l’espoir de comprendre ce que sont ces filles, je filme leur mort. Pour Torri et Tiffany, j’utilise une caméra ultra-miniaturisée Minox LX à pellicule de 9,5 mm, lentille 15 mm f / 3.5, réglage d’exposition et filtre de densité incorporé, posée sur un trépied. J’ai mis un CD de Travelling Wilburys dans un lecteur de CD portable posé sur la tête de lit afin d’étouffer des cris éventuels.

— Merde…!

Camille dit ça pour lui-même. Ses yeux courent sur les lignes. Il lit de moins en moins vite. Tente de réfléchir. Rien n’y fait. Il se sent absorbé par les caractères qui parfois dansent devant ses yeux. Il doit se concentrer, tant mille idées, mille impressions se pressent soudain dans sa tête.

Puis, la retournant de nouveau, inerte de terreur, je coupe toute la chair autour de sa bouche et…

Camille lève les yeux vers Louis. Il y voit l’expression de son propre visage, comme son double.