— Quel article, le premier ou le second ?
Les deux hommes s’étaient arrêtés en plein milieu du trottoir, qui n’était pas large, gênant la circulation des piétons pressés de terminer leurs courses avant la fermeture des commerces.
— Le premier… Le second était purement informatif.
— Justement, monsieur Buisson, vous me semblez un peu trop bien informé…
— C’est le moins qu’on puisse attendre d’un journaliste, non ? Vous ne pouvez pas me reprocher ça. Non, c’est pour votre père que je suis embêté.
— Ça ne doit pas vous déranger beaucoup. Visiblement, vous aimez les proies faciles. Vous en avez profité pour lui vendre un abonnement, j’espère.
— Allez, commandant, je vous offre un café. Cinq minutes.
Mais Camille avait déjà fait demi-tour et repris son chemin. Et comme le journaliste continuait de l’accompagner :
— Qu’est-ce que vous voulez, Buisson ? demanda-t-il.
Son ton, maintenant, tenait plus de la lassitude que de la colère. C’est ainsi que le journaliste devait ordinairement parvenir à ses fins : à l’usure.
— Vous y croyez vraiment, vous, à cette histoire de roman ? demanda Buisson.
Camille ne prit pas le temps de réfléchir.
— Honnêtement, non. C’est un rapprochement troublant, rien d’autre. C’est une piste, c’est tout.
— Vous y croyez vraiment…!
Buisson était plus psychologue que Camille ne l’avait pensé. Il se promit de ne plus le sous-estimer. Il était arrivé à la porte de son immeuble.
— Je n’y crois pas plus que vous.
— Vous avez trouvé autre chose ?
— Si nous avions trouvé autre chose, répondit Camille en composant son code d’entrée, vous pensez sérieusement que c’est à vous que j’en ferais la confidence ?
— Alors, Courbevoie comme dans le bouquin d’Ellis, c’est aussi un « rapprochement troublant » ?
Camille s’arrêta net et se retourna vers le journaliste.
— Je vous propose un échange, poursuivit Buisson.
— Je ne suis pas votre otage.
— Je garde l’information pendant quelques jours, pour vous permettre d’avancer sans entrave…
— En échange de quoi ?
— Pour la suite, vous me donnez une petite longueur d’avance, c’est tout, juste quelques heures. C’est honnête…
— Et sinon ?
— Oh, commandant ! répondit Buisson en simulant un profond soupir de regret. Vous ne pensez pas qu’on pourrait s’arranger ?
Camille le regarda fixement dans les yeux et sourit.
— Allez, au revoir, Buisson.
Il poussa la porte et entra. La journée du lendemain s’annonçait mal. Très mal.
En ouvrant la porte de l’appartement, il s’écria :
— Merde !
— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? demanda la voix d’Irène depuis le salon.
— Rien, répondit Camille en pensant : « Les fleurs… »
Vendredi 11 avril
— Ça lui a fait plaisir ? demanda Louis.
— Quoi…?
— Les fleurs, ça lui a fait plaisir ?
— Tu ne peux même pas imaginer.
Au ton de sa voix, Louis comprit que quelque chose s’était passé et n’insista pas.
— Tu as les journaux, Louis ?
— Oui, dans mon bureau.
— Tu les as lus ?
Louis se contenta de remonter sa mèche, main droite.
— Je dois être chez le juge dans vingt minutes, Louis, tu me fais un résumé.
— Courbevoie = American Psycho, toute la presse est au courant.
— Quel enfoiré ! murmura Camille.
— Qui est un enfoiré ? demanda Louis.
— Oh, des enfoirés, Louis, il y en a beaucoup. Mais Buisson, le gars du Matin, tient la corde.
Et il raconta son entrevue de la veille.
— Il ne s’est pas contenté de livrer l’information. Il l’a diffusée à tous ses collègues, commenta Louis.
— Que veux-tu, c’est un généreux, ce type. On ne se refait pas. Commande-moi une voiture, tu veux ? Il ne manquerait plus que je sois en retard.
Au retour, dans la voiture de Le Guen, Camille s’intéressa enfin aux journaux. Le juge s’était contenté d’y faire référence. Cette fois, il avait les titres sous les yeux et comprenait sa colère.
— Je m’y prends comme un gland, hein ? demanda-t-il en feuilletant les premières pages.
— Bah, lâcha Le Guen, je ne suis pas sûr que tu pouvais faire autrement.
— T’es gentil, toi, comme chef. Je te rapporterai un kilt.
La presse avait déjà trouvé un nom au meurtrier : le Romancier. Le début de la gloire.
— À mon sens, ça va lui plaire, répondit Camille en chaussant ses lunettes.
Le Guen, surpris, se retourna vers lui.
— Ça n’a pas l’air de t’affecter trop, finalement… Tu es menacé de mise à pied pour manquement à la voie hiérarchique, menacé d’être dessaisi pour manquement au secret de l’instruction, mais tu gardes un bon moral.
Les mains de Camille s’effondrèrent sur le journal. Il retira ses lunettes et regarda son ami.
— Ça me fait chier, Jean, lâcha-t-il, véritablement accablé, tu ne peux pas savoir comme ça me fait chier !
En fin de journée, Camille entra dans le bureau d’Armand au moment où celui-ci venait de raccrocher. Avant de lever les yeux vers Camille, il raya lentement, avec son morceau de crayon Ikea réduit maintenant à quelques millimètres, une ligne sur un listing informatique dont les volets, dépliés, se déroulaient devant son bureau jusque sur le sol.
— C’est quoi ? demanda Camille.
— La liste des revendeurs de papier peint. Ceux qui commercialisent du papier à motif de dalmatien.
— Tu en es où ?
— Euh… trente-sept.
— Et…?
— Bah, j’appelle le trente-huitième.
— Évidemment.
Camille jeta un œil sur le bureau de Maleval.
— Où est Maleval ?
— Dans un magasin, rue de Rivoli. Une vendeuse croit se souvenir d’un homme à qui elle a vendu une valise Ralph Lauren, il y a trois semaines.
Le bureau de Maleval était toujours d’un désordre rare : dossiers, feuillets, photos extraites des dossiers, vieux carnets mais aussi jeu de cartes, revues hippiques, bulletins de tiercé, de quarté… L’ensemble faisait penser à une chambre d’enfant pendant les vacances. Il y avait de cela dans Maleval. Il lui avait fait la remarque, au début de leur collaboration, que son bureau gagnerait à être un peu plus ordonné.
— Si tu devais être remplacé au pied levé…
— Bon pied, bon œil, chef.
— Pas le matin, en tout cas.
Maleval avait souri.
— Un type a dit qu’il existe deux sortes d’ordre, l’ordre vital et l’ordre géométrique. Moi, c’est l’ordre vital.
— C’est Bergson, avait dit Louis.
— Personne ?
— Non, Bergson. Le philosophe.
— Possible, avait lâché Maleval.
Camille avait souri.
— Tout le monde, à la Criminelle, n’a pas un collaborateur capable de citer Bergson !
Malgré sa remarque, le soir même, il avait regardé, dans le dictionnaire, ce qu’il y avait à savoir sur cet auteur qui avait eu le prix Nobel et dont il n’avait jamais lu une ligne.