— Et Louis ?
— Il fait les bordels, répondit Armand.
— Ça m’étonnerait.
— Je veux dire qu’il interroge les anciennes collègues de Manuela Constanza.
— Tu n’aurais pas préféré aller au bordel, toi, plutôt que te taper les papiers peints ?
— Oh, tu sais, les bordels, quand tu en as vu un…
— Bon, si je dois partir à Glasgow lundi, j’ai intérêt à ne pas rentrer trop tard ce soir. Je te laisse. S’il y a quelque chose…
— Camille ! le rappela Armand alors qu’il s’apprêtait à sortir.
— Irène, ça va ?
— Elle est fatiguée.
— Tu devrais prendre un peu de temps pour elle, Camille. De toute manière, on piétine ici.
— T’as raison, Armand. J’y vais.
— Embrasse-la pour moi.
Avant de partir, passant devant le bureau de Louis, Camille s’y arrêta un instant. Tout y semblait rangé, classé, répertorié. Il s’avança. Le sous-main Lancel, l’encre Mont Blanc… Et, rangés en ordre thématique, les dossiers, notes, mémos… Jusqu’aux photos des victimes de Courbevoie et de Tremblay sagement épinglées sur le panneau de liège, toutes alignées par le haut comme les cadres d’une exposition. L’atmosphère ne respirait pas la méticulosité d’un Armand, c’était rationnel, ordonné, mais pas maniaque.
En sortant, Camille fut arrêté par un détail. Il se retourna, chercha des yeux, ne trouva pas et se dirigea vers la sortie. Cette impression toutefois ne s’évanouit pas, comme cela arrivait lorsqu’on attrape un mot d’une publicité ou un nom sur un journal… Il emprunta le couloir mais décidément son impression lui restait et partir sans en avoir le cœur net lui donnait la désagréable impression du visage de quelqu’un dont vous cherchez le nom. Agaçant. Il revint sur ses pas. Et là, il trouva. Il s’approcha du bureau. Sur le coin gauche, Louis avait posé la liste des Jean Haynal dont il lui avait parlé. Il suivit la liste d’un index, à la recherche de celui qui lui était apparu fugitivement.
— Nom de Dieu ! Armand ! hurla-t-il. Grouille-toi !
Gyrophare aidant, il ne leur fallut pas plus de dix minutes pour rejoindre le quai de Valmy. Les deux hommes pénétrèrent dans l’immeuble de la SOGEFI quelques minutes avant la fermeture de 19 heures.
La standardiste tenta bien un geste puis un mot pour les arrêter. Leurs pas étaient si définitifs qu’elle ne put que courir après eux.
Ils entrèrent en trombe dans le bureau de Cottet. Vide. La secrétaire sur leurs talons.
— Monsieur… commença-t-elle.
— Attendez ici, l’arrêta Camille d’un geste.
Puis il s’avança vers le bureau, fit le tour et grimpa sur le fauteuil de Cottet.
— Ça doit être bon d’être chef, murmura-t-il tout en allongeant le cou et en regardant devant lui, mais ses pieds ne touchaient pas le sol.
Alors, rageusement, il sauta du fauteuil, l’escalada vivement, se mit à genoux dessus, puis, mécontent de cette première approche, se mit enfin debout sur le fauteuil et un sourire grinçant éclaira soudain ses traits.
— À toi, dit-il à Armand en descendant du fauteuil. Armand, sans comprendre, fît le tour du bureau et s’installa à son tour dans le siège directorial.
— Pas de doute, dit-il alors avec satisfaction en regardant par la fenêtre placée face au bureau, à l’autre extrémité de la pièce où, à la lisière des derniers toits, clignotait en vert une enseigne au néon dont la lettre A avait toutefois rendu l’âme : Transports Haynal.
— Alors, M. François Cottet, demanda Camille en détachant chaque syllabe. On peut le trouver où ?
— C’est que, justement… Personne ne sait où il est. Il a disparu depuis lundi soir.
Les deux premiers véhicules s’arrêtèrent devant la maison de Cottet, celle d’Armand pulvérisant, à son arrivée, une poubelle malencontreusement oubliée sur le trottoir.
Il y avait de l’argent. Ce fut la première pensée de Camille devant la maison de Cottet, une grande bâtisse de trois étages ouvrant, par un large perron, sur un petit parc clôturé, du côté de la rue, par une immense grille ouvragée. Un homme de l’escorte sauta de son véhicule et ouvrit la grille. Les trois voitures filèrent jusqu’au perron. Avant même qu’elles soient à l’arrêt, quatre hommes dont Camille en étaient descendus. La porte de la maison fut ouverte par une femme que le bruit des sirènes venait, semble-t-il, et malgré l’heure précoce de ce début de soirée, de tirer du sommeil.
— Madame Cottet ? demanda Verhœven en montant le perron.
— Oui…
— Nous sommes à la recherche de votre mari. Est-il là ?
Le visage de la femme s’éclaira brusquement d’un sourire vague et, comme si elle réalisait soudainement le déploiement de forces de police qui venaient investir sa maison :
— Non, répondit-elle en s’écartant légèrement de la porte, mais vous pouvez entrer.
Camille se souvenait très bien de Cottet, de son physique, de son âge. Son épouse, une femme longue et mince, qui avait dû être belle, devait bien avoir dix ans de plus que son mari et ce n’était pas du tout ainsi qu’il l’aurait imaginée. Quoique ses charmes soient maintenant un peu fanés, sa démarche, sa présence révélaient la femme de goût, assez chic même, ce qui dénotait considérablement avec son mari, dont l’allure de vendeur monté en grade ne semblait pas du tout du même niveau. Vêtue d’un pantalon d’intérieur qui avait connu de meilleurs jours et d’un chemisier totalement banal, elle incarnait — était-ce sa manière un peu veloutée de se déplacer ? une certaine lenteur dans ses gestes ? — ce qu’on appelle une culture de classe.
Armand, accompagné de deux collègues, investit rapidement la maison, ouvrant les portes des chambres, les placards, fouillant les pièces tandis que Mme Cottet se servait un verre de whisky. Son visage disait assez combien son déclin devait à ce geste.
— Pouvez-vous nous dire où se trouve votre mari, madame Cottet ?
Elle leva les yeux d’un air étonné. Puis, gênée de toiser de si haut un homme si petit, elle se cala confortablement dans le canapé.
— Chez les putes, je suppose… Pourquoi ?
— Et depuis combien de temps ?
— En fait, je n’en sais rien, monsieur…?
— Commandant Verhœven. Je vais poser ma question autrement : depuis combien de temps n’est-il pas rentré ?
— Voyons… quel jour sommes-nous ?
— Vendredi.
— Déjà ? Alors disons, depuis lundi. Oui, lundi, je crois.
— Vous croyez…
— Lundi. Certaine.
— Quatre jours, et cela ne semble pas vous inquiéter.
— Oh, vous savez, si je m’inquiétais chaque fois que mon mari va aux… « en balade ». C’est comme ça qu’il appelle ça.
— Et savez-vous à quel endroit, il part habituellement « en balade » ?
— Je n’y vais pas avec lui. Je n’en sais rien.
Camille fit, du regard, le tour de l’immense salon avec sa cheminée monumentale, ses guéridons, ses tableaux, ses tapis.
— Et vous êtes seule ici ?
Mme Cottet fit un signe vague pour désigner la pièce.
— A votre avis ?
— Madame Cottet, votre mari est recherché dans le cadre d’une enquête criminelle.
Elle le regarda plus attentivement et Camille crut discerner un vague sourire de Joconde.
— J’apprécie beaucoup votre humour et votre détachement, reprit Verhœven, mais nous avons sur les bras deux jeunes filles découpées en morceaux dans un appartement que votre mari a loué et je suis assez pressé de lui poser quelques questions.