Il n’y eut pas grand-chose à dire. Dès que Camille entra dans la boutique d’un pas décidé et le journal à la main, Jérôme Lesage se leva et tendit les deux mains, comme s’il voulait appuyer sur une cloison invisible.
— Désolé, commandant… Je vous assure…
— Les informations dont vous disposiez relèvent du secret de l’instruction, monsieur Lesage. Vous tombez sous le coup de la loi.
— Vous êtes venu m’arrêter, commandant ? Vous manquez un peu de reconnaissance.
— À quoi vous jouez, Lesage ?
— Le renseignement que vous êtes venu me demander relève peut-être du secret de l’instruction, dit le libraire, mais il ne relève pas du secret littéraire, loin de là. On peut même s’étonner de…
— De notre manque de culture, peut-être ? suggéra Camille, grinçant.
— Je n’irais pas jusque-là. Quoique.
Un vague sourire apparut fugitivement sur les lèvres du libraire.
— En tout cas… commença-t-il.
— En tout cas, le coupa Camille, vous n’avez pas rechigné à profiter de votre culture pour vous assurer un petit coup de pub. Vous avez une morale de commerçant.
— Nous faisons tous notre pub, commandant. Vous remarquerez toutefois que mon nom n’est pas prononcé. Moins que le vôtre, si j’ai bonne mémoire.
Cette réponse blessa Camille parce qu’elle était faite pour ça. Il sentit combien sa venue dans la librairie avait été vaine. Il regretta sa démarche, impulsive, irréfléchie.
Il jeta le journal sur le bureau de Lesage.
Il renonça à lui expliquer les conséquences que sa démarche, faite pour des raisons qu’il ne saisissait d’ailleurs pas réellement, aurait inévitablement sur le cours de l’enquête. Mais son découragement avait gagné. Il sortit sans un mot.
— Je vais reposer ma valise et me changer, dit-il à Maleval en remontant en voiture, ensuite on monte au quartier général pour sonner l’heure de la retraite.
Maleval resta en double file, gyrophare allumé. Camille attrapa son courrier dans la boîte aux lettres et monta pesamment l’escalier. Sans Irène, l’appartement lui sembla incroyablement vide. Il sourit néanmoins en apercevant, par la porte restée entrouverte, la chambre du bébé qui attendait. Il allait avoir du temps pour s’occuper d’eux.
Ce qui devait ne prendre que quelques minutes demanda, en fait, plus de temps que prévu. Maleval hésita à appeler son patron sur son portable. Il était garé là depuis un long moment et regretta de n’avoir pas regardé l’heure. Il sortit de la voiture et alluma une cigarette, puis une seconde en regardant les fenêtres de l’appartement de Camille où rien ne bougeait. Il se décida enfin et sortit son téléphone à l’instant où Camille apparaissait enfin sur le trottoir.
— Je commençai à m’inquiéter… commença Maleval.
À l’évidence, le coup que Camille avait reçu avec cet article avait commencé à gangrener. Maleval lui trouva le visage plus défait encore que lorsqu’il était monté. Camille resta un instant sur le trottoir pour relever sur son portable les deux messages de Le Guen — il y en avait maintenant trois.
Le premier était un message furieux :
— Camille, tu fais chier ! Toute la presse est au courant et moi, rien ! Appelle-moi dès que tu arrives, tu m’entends ?
Le deuxième, datant des minutes suivantes, était plus explicatif :
— Camille… Je viens d’avoir le juge… Il vaudrait mieux qu’on parle ensemble rapidement parce que… ça va pas être facile. Tu me rappelles ?
Le dernier était franchement compatissant :
— On doit être chez le juge pour 15 h 30. Si je n’ai pas de nouvelles de toi, je t’attends là-bas.
Camille écrasa les trois messages. Maleval démarra enfin. Les deux hommes restèrent silencieux pendant tout le trajet.
Le Guen se leva en premier, serra la main de Camille et le coude. Ça ressemblait à des condoléances. Le juge Deschamps ne fit pas même un geste et désigna simplement le fauteuil resté vide devant son bureau. Elle prit ensuite une large respiration.
— Commandant Verhœven, commença-t-elle calmement, concentrée sur ses ongles. Ce n’est pas une procédure très fréquente et je ne le fais pas de gaieté de cœur.
Le juge Deschamps avait des férocités administratives peu spectaculaires, tirées au cordeau. Le verbe juste, la voix tranquille des grandes heures, le ton cassant. Elle redressa enfin la tête.
— Vos manquements ne peuvent plus trouver maintenant ni excuse ni justification. Je ne vous cacherai pas que je n’ai même pas tenté de défendre votre cause. C’était une cause perdue. Après les infractions que je vous ai déjà signalées, le fait d’informer la presse avant le Parquet…
— Ce n’est pas ce qui s’est passé ! la coupa Camille.
— Cela revient strictement au même ! Et je n’ai aucune curiosité pour la manière dont les choses se sont réellement passées ! J’ai le regret de vous informer que vous êtes dessaisi de cette affaire.
— Madame la juge… commença Le Guen.
Camille leva immédiatement la main pour l’interrompre.
— Laisse, Jean ! Madame la juge, je ne vous ai pas informée de la ressemblance entre le crime de Glasgow et le livre dont la presse fait état parce que cette ressemblance n’était pas avérée. Elle l’est aujourd’hui et je suis ici pour vous le confirmer.
— Je l’ai appris dans le journal, commandant, j’en suis ravie. Mais cette affaire piétine, commandant. Toute la presse ne parle que de vous, mais vous, vous n’avez pas la moindre piste. Depuis le premier jour.
Camille soupira. Il ouvrit sa serviette et en ressortit calmement une petite brochure sur papier glacé qu’il tendit au juge Deschamps.
— Cette revue s’appelle Nuits blanches. Elle est hebdomadaire. C’est une revue spécialisée dans la littérature policière. On y publie des articles sur les nouveautés, des études sur des écrivains, des interviews.
Camille l’ouvrit et la replia sur la page 5.
— Et des annonces. Principalement dans le but de trouver des raretés, des ouvrages épuisés, ce genre de choses.
Il dut se lever de son fauteuil pour tendre la revue au juge et se rassit.
— J’ai entouré une annonce, en bas à gauche. Très courte.
— « BEE » ? C’est ça ? En dessous, c’est… votre adresse personnelle ?
— Oui, dit Camille. BEE, c’est pour Bret Easton Ellis.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’ai tenté de joindre notre homme. J’ai passé une petite annonce.
— De quel droit…
— Non, madame la juge, je vous en prie ! coupa Camille. Tout ça, c’était bien avant. Le couplet sur les manquements, les rappels à l’ordre, la régularité des procédures, j’ai parfaitement entendu. J’ai encore une fois contourné la hiérarchie, je sais. Que voulez-vous, je suis un peu impulsif, ça m’est venu comme ça.
Il lui tendit alors deux feuilles de papier imprimées.
— Et ça… ajouta-t-il, ça m’est parvenu par la poste ce matin.
Monsieur,
Enfin, vous voici. Votre annonce a été pour moi un soulagement. J’aurais pu dire une délivrance. C’est dire à quel point, pendant toutes ces années, j’ai souffert de voir le monde si obtus, si aveugle. Si insensible. Ce furent de bien longs moments, je vous assure. Au fil des années, j’ai acquis de la Police une bien piètre opinion. Car j’en ai vu des Inspecteurs et des enquêteurs ! Pas une once d’intuition, pas l’ombre d’une finesse. Ces gens-là, je vous assure, m’ont semblé être la bêtise personnifiée. Je croyais être devenu, peu à peu, un homme sans illusions. Dans les moments de désespoir (et Dieu sait s’il y en a eu !), je me sentais accablé par cette évidence que jamais personne ne comprendrait.