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Dare-dare, nous ouvrons une enquête à deux battants et, rapidement, un témoin se présente, affirme qu'il a vu un homme saisir l'Américaine par les chevilles et la balancer de la passerelle. Sur l'instant, abasourdi, il n'a pas réagi, mais sa conscience faisant des siennes, il est venu la libérer dans nos bras séculiers et nous fournir une description très précise du criminel.

Turellement, les médias me pressent de questions pour que je leur répercute le signalement de l'agresseur. M'y refuse, alléguant le secret professionnel, car il est impossible de créer le moindre encombrement sur la piste que nous suivons. Ils maugréent, mais l'admettent. Une chroniqueuse, un peu masculine avec son béret et sa canadienne puant le suint, m'interroge avec une fausse innocence : peut-elle rencontrer le « témoin » ?

Ce que j'espérais !

— Je n'ai pas le droit d'en faire mystère, réponds-je, mais je prie « nos amis journalistes » de ne point le harceler.

Promis, juré !

Ils notent fiévreusement : Félix Galochard, 116, rue de Turenne, Paris 3e.

Une idée de Jérémie : proposer à M. Félix de servir d'appât. « Ce vieux branleur ne demandera pas mieux que de nous donner un coup de main. »

L'ancien prof s'est déclaré ravi quand bien même la chose présentait un certain danger. Sa retraite anticipée lui pèse. Mis en disponibilité de l'Éducation nationale pour exhibitionnisme (lorsqu'on possède une queue mesurant quarante-huit centimètres, on est enclin à la montrer), cet érudit surmembré se languit dans son appartement. Des cours privés donnés à des cancresses de quinze ans jouant avec son énorme paf ne suffisent pas à remplir sa vie. Il a besoin « d'autre chose », ce Léautaud du Marais. Sa misanthropie ne le dispense pas d'être attiré par ses contemporains. Il les pratique à petites doses, après les avoir sélectionnés suivant des critères particuliers. Il les veut pittoresques plutôt qu'intelligents, partant du principe qu'un individu aux facultés mentales développées fait chier tout le monde, alors que le con divertit par le simple étalage de sa sottise.

Fort de son accord enthousiaste, je l'instruis de son rôle ; il l'apprend au rasoir. La gare du Nord, la passerelle de bois, l'endroit de la chute. Ne lui décris point l'agresseur puisqu'il doit se montrer muet à son sujet. Rien de plus discret que le non-informé.

Nous l'avons équipé d'un Bip. Il lui suffira de presser en cas de danger pour obtenir une aide immédiate.

Paré ! Notre leurre est en place, fasse le ciel que le poisson morde !

* * *

Une commission « rogaton » (selon Béru) s'est pointée des U.S. pour flanquer son tarbouif dans l'affaire Grey. Z'étaient quatre gonzmen aux carrures terribles ; des malabars fringués de tissus infroissables à petits carreaux vert et jaune, coiffés de chapeaux de paille ronds et chaussés de grolles à triples semelles permettant de dormir debout.

Mouchekhouil les a reçus avec les égards dus à leur prestigieuse nationalité et les emmenés déjeuner chez Lasserre toutes affaires cessantes. Après ça, ils n'avaient plus qu'à dresser un rapport à l'intention de leurs supérieurs.

Comme j'allais quitter la Grande Taule, le standardiste m'a branché une communication de Félicie. La chère Chérie me demandait de passer à la clinique vétérinaire où l'on soignait Salami d'une forte hernie à l'aine. Le bon toutou était guéri. Je promis de l'aller chercher, car mon cador émérite me manquait cruellement. La vie sans lui perdait de sa tonicité.

En m'apercevant, le basset-hound poussa une clameur d'allégresse qui me ravit. Je m'accroupis devant lui et pressai sa bonne caboche contre mon cœur. J'aime le contact de ses poils rêches et leur étrange odeur d'huile et de lin. Sachant vivre, il ne me lécha pas la frite, comme le font la plupart des canins. En revanche, il enfouit sa bonne tête en forme de sabot sous mon bras pour mieux renifler mon aisselle.

Ce fut un instant de profonde amitié.

Il portait encore un pansement et se déplaçait avec précaution, ce qui ne le retint pas de humer avec une évidente volupté sous les jupes de l'assistante venue me présenter la facture. Tu ne l'ignores pas, mon brave basset est très attiré par la femelle de l'homme. En maintes circonstances, je l'ai vu passer une langue recueillie dans la merveilleuse fente de personnes cependant peu portées sur la zoophilie.

Nous rentrâmes à Saint-Cloud très euphoriques. Nous fredonnions le même air, car ce chien d'exception possède l'oreille musicale et aboie la Marseillaise sans faire la moindre fausse note.

J'abandonnai ma Jag devant la grille et nous avançâmes vers le pavillon avec lenteur à cause de l'opération subie par mon brave toutou. Mes fruitiers jaunissaient. Les premières feuilles mortes commençaient à joncher l'allée de ciment bordée de buis. Malgré cette mort annoncée de la nature, notre petite propriété restait accueillante. J'éprouvais le besoin de m'y blottir.

Après le repas, je m'installerais au salon afin de dépiauter les envois de bouquins que je reçois régulièrement. Je ne veux pas qu'on les ouvre à ma place, pour avoir le plaisir de la découverte. Déballer la prose d'un ami : Didier Van Cauwelaert, de Caunes, Bouvard, Dutourd et d'autres, me ramène à l'époque de la distribution des prix. Les ouvrages que je recevais alors me donnaient un bonheur particulier.

Comme mon quadruple clopine, je lui propose de le porter, mais il refuse d'un mouvement de tête qui fait voleter ses longues oreilles. Il a raison : une rééducation doit s'effectuer avec la seule énergie de l'intéressé.

En entrant, je réalise illico que « nous avons du monde ». Un murmure de voix provient du salon et je distingue des ombres par la porte vitrée.

Je demande à Carmen qui vient nous faire chier en ce début de soirée.

Elle me répond : « El voisine ». Puis se met à fêter le retour du chien prodigue à grand renfort de caresses et d'onomatopées ridicules. Pour mieux se prodiguer, elle s'accroupit, me permettant de constater qu'elle a un bonnet de hussard entre les cuisses, en guise de culotte.

Inémoustillé par cette vision plus luxuriante que luxurieuse, j'ouvre la lourde du salon. Y découvre Féloche en converse avec Charretier, le pompiste (puisqu'il travaille aux Pompes funèbres) et une dame ayant la forme d'un « 8 » (en français : huit). Il s'agit de l'épouse de ce dernier.

Outre son embonpoint, son corset donnant à sa jupe la forme d'un abat-jour, sa couperose de chef-cuistot et son odeur de lard ranci sur les dents d'une scie, cette opulente personne offre une particularité que je lui souhaite passagère : elle pleure à pierre fendre…

Son chagrin est tonitruant et s'accompagne de plaintes réelles. M'man, tu la verrais prodiguer sa bonté à tout-va ! Les mots qu'elle trouve ! Ce ton miséricordieux ! Ce sourire d'Austerlitz ! Ces gestes menus, si fraternels ! Quelle richesse de posséder une mère pareille !

M'apercevant, le sépulcreur se dresse pour se jeter à mon poitrail, comme à celui d'un cheval emballé.

— Vous ! Oh ! vous ! fait-il avec la voix d'un broyeur d'ordures grippé.

Et d'ajouter avant que j'eusse le temps de formuler une question :

— On a kidnappé Paul-Robert !

6

Tandis que Mme Charretier ruisselait et que Félicie l'épongeait, nous nous sommes rendus, l'escamoteur de défunts et moi, chez des gens du nom de Malapry, demeurant à un jet de foutre de nos crèches. Ce, pour la raison péremptoire que le fils aîné de ces banlieusards va à la même école que Paul-Robert. Le matin, les paternels conduisent les deux garnements au collège Poirot-Delpech ; ils y déjeunent et rentrent en bus en fin d'après-midi.