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Antoine ne s’y résout pas.

Autour de lui la forêt craque comme un vieux bateau. Il danse d’un pied sur l’autre. Comment rassembler son courage ?

Il ne sait pas d’où lui vient la force, mais il se penche brutalement, saisit Rémi et d’une seule poussée le charge son dos. Et il se met à marcher, très vite en contournant les souches quand il ne peut pas les enjamber.

Au premier faux pas, il se prend le pied dans une racine et tombe, le corps de Rémi sur lui, lourd comme une pieuvre, mou, enveloppant, Antoine pousse un cri et l’écarte, il se relève en hurlant et se plaque contre un arbre, cherche sa respiration… Il croyait qu’un cadavre, c’était rigide, il a vu des images de ça, des gens morts et raides comme des portes. Au contraire, celui-ci est flasque, comme désossé.

Antoine tente de s’encourager. Allons, il faut cacher ce corps, le faire disparaître, après tout ira bien. Il s’approche, ferme les yeux, saisit les bras de Rémi, se penche, le hisse de nouveau sur ses épaules et se remet à marcher, prudemment. Le porter ainsi sur son dos lui donne l’impression d’être un pompier sauvant quelqu’un d’un incendie. Peter Parker quand il soulève Mary Jane.

Il fait assez froid, mais il est en nage. Et épuisé, ses pieds pèsent des tonnes, ses épaules tombent. Pourtant, il faut accélérer le pas, à Beauval on s’inquiète déjà.

Et sa mère ne va pas tarder à rentrer.

Et Mme Desmedt viendra la voir pour demander où est Rémi.

Et quand il rentrera, on lui posera la même question, à lui, il répondra, Rémi, non, je ne l’ai pas vu, j’étais…

Où était-il ?

Tandis qu’il escalade les souches, contourne les fourrés impraticables, se cogne dans les rejets et les racines adventives qui courent à fleur de sol, titubant sous le poids du corps de l’enfant mort, il cherche où il pourrait être s’il n’était pas ici, mais il ne trouve rien. « Manque un peu d’imagination, ce garçon… », a dit l’instituteur l’an dernier, juste avant le passage en sixième. M. Sanchez ne l’a jamais beaucoup aimé, il n’y en avait jamais que pour Adrien, c’est le chouchou, depuis toujours, on entendait parfois dire que M. Sanchez et la mère d’Adrien… Une femme qui met du parfum, rien à voir avec la mère d’Antoine, à la sortie de la classe tout le monde la regarde, elle fume dans la rue et porte des…

Ça devait arriver, il s’étale une seconde fois, se cogne la tête contre un tronc, lâche son fardeau et pousse un cri en voyant Rémi passer au-dessus de lui et tomber lourdement sur le sol. Instinctivement, il a tendu la main… Un instant, il a même imaginé que Rémi s’était fait mal, il a pensé à lui comme à un être vivant.

Il voit son dos, ses petites jambes, ses petites mains, c’est d’une tristesse absolue.

Antoine n’en peut plus. Il reste ainsi, allongé dans les feuilles, dans l’odeur de la terre qu’il respire comme il respirait le pelage d’Ulysse. Il est si fatigué qu’il voudrait s’endormir là, s’enfoncer dans le sol, disparaître lui aussi.

Il va renoncer, il n’aura pas la force.

Son regard tombe sur sa montre. Sa mère doit être rentrée maintenant. C’est difficile à expliquer, mais s’il parvient à se remettre debout, c’est pour elle. Elle n’a pas mérité ça. Elle en mourra. Il va la tuer, elle aussi, si on apprend que…

Il se relève douloureusement. Rémi s’est écorché au bras et à la jambe, Antoine ne peut pas s’empêcher d’imaginer qu’il a mal quand même, c’est fou, quelque chose ne rentre pas dans sa tête, que Rémi est mort, non, il n’arrive pas à l’admettre. Ce n’est pas un cadavre, mais l’enfant qu’il connaît qu’il reprend sur son dos et transporte à travers le bois de Saint-Eustache, celui qu’il faisait monter sur la plate-forme avec Ulysse, qui criait wouaouhhh ! Il adorait ce truc.

Antoine commence à délirer.

Tandis qu’il avance à grands pas, il voit Rémi arriver là-bas, en face de lui, souriant, qui lui fait un signe de la main, salut, il a toujours admiré Antoine. Oh, dis donc, c’est une cabane ? Il regarde au-dessus de lui, vers la hauteur, c’est un petit garçon au visage rond, aux yeux expressifs, il parle drôlement bien pour son âge, bon, c’est un môme, il pense comme un môme, mais il est intéressant, il pose de drôles de bonnes questions…

Antoine ne s’est pas rendu compte du trajet. Il y est.

C’est là. Le grand hêtre couché.

Pour atteindre le tronc et le terrier en dessous, il faut pas mal batailler avec les fourrés envahissants, d’autant qu’il fait plus sombre encore dans cette partie du bois.

Antoine ne réfléchit plus, il avance. À plusieurs reprises, déséquilibré, il se raccroche où il peut, manque de tout lâcher, il déchire le poignet de sa chemise, mais il avance. La tête de Rémi cogne contre un arbre, ça fait un bruit sourd… Par deux fois, ses bras sont retenus par les épines, Antoine doit tirer pour les dégager.

Enfin, après une longue guérilla, le voici à pied d’œuvre.

À deux mètres de lui, juste sous le tronc massif du hêtre, la grande fente noire du terrier… Une grotte. Pour l’atteindre, il faut monter une petite butte de terre.

Antoine pose alors le corps à ses pieds, avec précaution, il se baisse et commence à le rouler. Comme un tapis.

La tête de l’enfant cogne ici et là, Antoine continue de pousser en fermant les yeux. Lorsqu’il les rouvre, il est à la moitié de la butte. Cette grande crevasse sombre dont il approche lui fait peur, comme l’entrée d’un four. Une bouche d’ogre. Personne ne sait ce qu’il y a là-dedans. Ni même si c’est profond. Et d’abord, c’est quoi ? Antoine a toujours pensé que c’était le trou laissé autrefois par la souche d’un autre arbre déraciné sur lequel le hêtre est venu se coucher.

Voilà. Maintenant, il y est.

Antoine ne parvient pas à en ressentir un soulagement. Le corps du petit Rémi est allongé à ses pieds, au bord du trou, et tous deux sont dominés par le fût colossal du hêtre couché.

Maintenant, il va falloir le pousser. Antoine ne s’y résout pas.

Il se tient les tempes avec les mains et hurle de douleur. Ivre de chagrin, il prend appui sur l’écorce de l’arbre, avance le pied droit, le glisse sous la hanche de l’enfant, le soulève légèrement.

Il tourne les yeux vers le ciel et brusquement lance la jambe.

Le corps roule lentement, à l’extrême bord du trou il semble hésiter puis, d’un coup, bascule et chute.

La dernière image qui restera dans la mémoire d’Antoine, c’est le bras de Rémi, sa main qui paraît vouloir s’agripper au sol, se retenir de tomber.

Antoine est cloué sur place.

Le corps a disparu. Saisi d’un doute, il s’agenouille, tend le bras, timidement d’abord, il cherche dans la fosse, tâtonne.

Sa main ne rencontre rien.

Il se relève, totalement hébété. Il n’y a plus rien. Plus de Rémi, rien, tout a disparu.

Sauf l’image de cette petite main aux doigts recroquevillés qui disparaît lentement…

Antoine se retourne et, à pas de géant, mécaniquement, enjambe les broussailles.

Parvenu à la bordure du taillis, il se met à dévaler la colline, à courir, courir, courir.

Le chemin le plus court oblige à traverser deux fois la route. Antoine se recroqueville dans un taillis. Comme il se trouve à la sortie d’un virage qui empêche de voir ce qui arrive, il tend l’oreille, mais toujours ces fichus battements de cœur…